où les marchands de fagots se tiennent ordinairement; mais tu ne vendras le tien qu’à celui qui t’en offrira cinq dirhems.»
Le paysan, quoiqu’il ne devinât nullement le motif de ces ordres singuliers, s’empressa d’y obéir. Il partit donc de Séville, et arrivé près de Carmona, il se mit à fagoter; mais comme il n’en avait pas l’habitude et qu’il y a fagots et fagots selon le proverbe, il entra dans la ville avec un faisceau de branchages bien maigre, bien chétif, et alla se placer sur le marché.
– Combien coûte-t-il, ce fagot? lui demanda un passant.
– Cinq dirhems, sans en rien rabattre; c’est à prendre ou à laisser, lui répondit le paysan.
L’autre lui rit au nez.
– Bon Dieu! dit-il, c’est donc sans doute de l’ébène que tu as là?
– Mais non, dit un autre, c’est du bambou.
Et chacun de lancer son petit bon-mot au paysan et de le railler.
Déjà le jour baissait, lorsqu’un homme qui n’était autre que l’espion de Motadhid, s’approcha du paysan, et lui ayant demandé le prix de son fagot, il l’acheta; après quoi il lui dit:
– Prends ce bois sur tes épaules et porte-le à ma demeure. Je vais te montrer le chemin.
Quand ils furent arrivés à la maison, le paysan déposa sa charge, et ayant reçu ses cinq dirhems, il voulut s’en aller.
– Où vas-tu à cette heure avancée? lui demanda le maître de la maison.
– Je vais sortir de la ville, car je ne suis pas d’ici, lui répondit le paysan.
– Y songes-tu? Ignores-tu donc qu’il y a des brigands sur les routes? Reste ici; je suis à même de t’offrir un souper et un gîte, et demain de bonne heure tu pourras te remettre en voyage.
Le paysan accepta cette offre avec reconnaissance. Bientôt un bon souper lui fit oublier les railleries auxquelles il avait été en butte, et quand il eut mangé d’un excellent appétit:
– Apprends-moi maintenant d’où tu viens, lui dit son hôte.
– Des environs de Séville, où je demeure.
– Dans ce cas, mon frère, tu me parais bien courageux, bien hardi, d’avoir osé venir ici, car tu dois connaître la cruauté, la férocité de nos Berbers, tu dois savoir qu’ils vous tuent un homme en moins de rien. C’est sans doute quelque grave motif qui t’amène?
– Nullement; mais il faut gagner sa vie, et puis, personne ne s’avisera de maltraiter un pauvre paysan inoffensif comme moi.
On causa jusqu’à ce que le paysan se sentît gagner par le sommeil. Son hôte le conduisit alors au gîte qu’il lui destinait. L’autre voulut se coucher sans se déshabiller; mais l’homme de Carmona lui dit:
– Ote ta djobba; tu dormiras mieux alors et tu te réveilleras plus rafraîchi, car la nuit est tiède.
Le paysan le fit et bientôt après il dormait profondément. Alors l’espion prit la djobba, en décousit la doublure, trouva la lettre de Motadhid, la lut, y répondit sur-le-champ, mit sa propre lettre à la place de celle du prince, recousit la doublure sans qu’il y parût, et remit la djobba à l’endroit où le paysan l’avait mise. Ce dernier, s’étant levé le lendemain de bonne heure, la revêtit, et après avoir remercié l’habitant de Carmona de sa généreuse hospitalité, il reprit la route de Séville.
Quand il y fut de retour, il se présenta devant Motadhid et lui raconta ses aventures.
– Je suis content de toi, lui dit alors le prince d’un air bienveillant, et tu mérites une récompense. Ote donc ta djobba et laisse-la-moi; voici un habillement complet dont je te fais cadeau.
Se sentant à peine de joie, le paysan prit les beaux habits que le prince lui offrait, et alla raconter avec un certain orgueil à ses amis, à ses voisins, à tous ceux qu’il connaissait, que le prince lui avait donné des vêtements d’honneur, tout comme s’il eût été un homme d’importance, un haut fonctionnaire ou une altesse. Qu’il avait servi de courrier extraordinaire, de porteur de dépêches tellement importantes, qu’elles lui eussent coûté la vie, si les Berbers les eussent trouvées sur lui, c’est ce dont il n’eut pas le moindre soupçon69.
Il était bien rusé, le prince de Séville, bien fertile en expédients, en stratagèmes, en artifices de tout genre; il avait à son service tout un arsenal d’embûches, et malheur à celui qui avait provoqué sa colère! Un tel homme avait beau chercher un asile dans un autre pays: fût-il allé se cacher au bout du monde, la vengeance du prince l’atteignait infailliblement. Un aveugle, raconte-t-on, avait été privé par Motadhid de la plus grande partie de ses biens; il en avait dépensé le reste, et, complétement ruiné, il était allé comme pèlerin mendiant à la Mecque. Là il maudissait sans cesse et en public le tyran qui l’avait réduit à la mendicité. Motadhid l’apprit, et ayant fait venir un de ses sujets qui allait faire le pèlerinage de la Mecque, il lui remit une cassette qui contenait des pièces d’or enduites d’un poison mortel. «Quand tu seras arrivé à la Mecque, lui dit-il, tu feras tenir cette cassette à notre concitoyen aveugle. Tu lui diras que c’est un cadeau que je lui fais et tu le salueras de ma part. Mais prends garde de ne pas ouvrir la cassette.» L’autre promit d’exécuter ces ordres et se mit en route. Arrivé à la Mecque et ayant rencontré l’aveugle:
– Voici une cassette que Motadhid t’envoie, lui dit-il.
– Bon Dieu! elle rend un son métallique, s’écria l’aveugle, il y a de l’or là-dedans! Mais comment se peut-il qu’à Séville Motadhid me réduise à la misère et qu’en Arabie il m’enrichisse?
– Les princes ont de singuliers caprices, répliqua l’autre. Peut-être aussi que Motadhid, convaincu à cette heure de l’injustice qu’il t’a faite, en éprouve des remords. Enfin, je n’en sais rien et cela ne me regarde pas; j’ai fait ma commission, cela me suffit. Prends toujours ce cadeau; c’est pour toi un bonheur inespéré.
– Je le crois bien, reprit l’aveugle; mille mercis pour ta peine et assure le prince de ma gratitude.
Son trésor sous le bras, le pauvre homme courut à son misérable taudis avec autant de vitesse que sa cécité le lui permettait, et après avoir soigneusement fermé la porte, il s’empressa d’ouvrir sa cassette.
Il n’y a, dit-on, rien de plus enivrant pour un malheureux qui a lutté longtemps contre la misère et que le hasard enrichit tout d’un coup, que de couver des yeux son monceau d’or, de se laisser éblouir par l’éclat de ces belles pièces luisantes. Aveugle, le Sévillan ne pouvait se donner une telle jouissance; chez lui, le tact et l’ouïe devaient remplacer la vue, et ravi, plongé dans une extase délicieuse, il tâtait, palpait, maniait ses chères espèces, les faisait sonner, les comptait, les plaçait dans sa bouche, les goûtait pour ainsi dire… Le poison produisit son effet: avant la nuit venue le malheureux était un cadavre70.
Bâdîs et Motadhid étaient tous les deux cruels, mais avec des nuances assez sensibles. Tandis que le premier, dans ses accès d’aveugle fureur, massacrait souvent ses victimes de ses propres mains, Motadhid empiétait rarement sur les attributions du bourreau; mais quoiqu’il n’aimât pas à souiller de sang ses mains aristocratiques, la haine chez lui était plus implacable, plus tenace, que chez son rival. Son ennemi mort, la vengeance de Bâdîs était satisfaite, sa rage assouvie; il faisait attacher la tête du cadavre à un poteau, la coutume le voulait ainsi, mais il n’allait pas plus loin. Chez le prince de Séville, au contraire, la haine ne se rassasiait jamais; il poursuivait ses victimes jusqu’au-delà du trépas; il voulait que l’aspect de leurs restes mutilés stimulât sans relâche ses passions féroces. A l’exemple du calife Mahdî, il fit planter des fleurs dans les crânes de ses ennemis, et les plaça dans la cour de son palais. Un morceau de papier, attaché à l’oreille de chaque crâne, portait le nom de