de la chambre à four. Tout cela a fait comme une distraction à sa douleur.
20 juin. On est tout en l'air pour l'élection du maire en remplacement de mon père. Le maître d'école est venu me consulter. Il m'a dit qu'un bon choix ce serait M. Michaux, qui commande les pompiers. – Je ne connais guère personne ici. Bien des vieilles gens, chez qui j'ai joué, sont mortes. Les quelques amis de ma première jeunesse, – André, avec qui je volais des couèches, et Robert, qui avait imaginé de mettre des hameçons dans du pain pour pêcher les poules de la mère Langlumé, – et les autres, sont loin finissant leur droit ou leur médecine.
2 juillet. – Je me suis installé tout à fait dans la bibliothèque; je suis là avec mes vieux livres rustiques et mal vêtus, mais qui me semblent mieux amis pour cela même. Je me mets à ne plus lire, mais à relire. Je me suis retiré en une société petite, mais choisie. – Maman m'a laissé mettre sur la cheminée les terres cuites de Rousseau et de Voltaire, que j'ai achetées à mon voyage à Paris. Il n'y a pas eu moyen d'obtenir qu'elle retirât deux timbales d'argent sur lesquelles sont deux oranges. Elle m'a dit que c'était comme cela du temps de mon père. J'ai sur le chambranle des portes des coloquintes qui sèchent et des lions en bois blanc à crinière farouche. Maman ne peut comprendre combien ces lions et ces coloquintes me sont désagréables. – Blangin m'a écrit qu'il regrettait d'autant plus vivement ma retraite du Phare, qu'il va fonder à Paris un nouveau journal d'opposition, dont il comptait me donner la rédaction en chef. Cette lettre est restée toute la nuit ouverte sur la table autour de laquelle je me promenais. – Après tout, c'est cinq ans, dix ans peut-être d'étude. Ma pensée se trempera aux amertumes de la solitude, et sortira plus aguerrie et plus virile pour la lutte. J'apporterai aux âpres polémiques une verve mûrie, et toute une jeunesse condensée et impatiente.
25 juillet. – Allons! il n'y a pas décidément un homme avec lequel on puisse causer. Sortez ces hommes-là du prix des «paires» et des fauchées de pré, ils perdent la pensée. – Rien n'est pour eux en dehors de cela. – Ils mangent bien parce que le gibier et le poisson sont abondants. Ils sont buveurs parce qu'ils sont vignerons. – De ce que je n'ai pas six pieds et le teint rouge, ils me regardent comme poitrinaire. – «Vous allez nous en tuer de ces perdreaux, monsieur Victor, avec les bons fusils de votre père, – m'a dit le père Jansiau en regardant les trois fusils accrochés au manteau de la cheminée. – Je ne chasse pas», lui ai-je dit. Ç'a été un étonnement quand Jansiau leur a dit que je ne chassais pas. – Ils auraient bien envie de me traiter de séminariste, comme j'ai toujours le nez dans mes livres; mais ils savent que j'ai écrit dans les journaux contre le gouvernement, ce qui contribue encore beaucoup à me faire regarder comme quelqu'un d'étrange. – Il faut tout penser en soi, en cette terre abdéritaine. Pas une oreille digne de vous. – Les petits châtelains des environs sont des paysans de la pire espèce. – Véritablement, je suis comme dans un pays dont je ne saurais pas la langue. Il y a des jours où je me tâte, me demandant si je ne suis pas fou, tant tout ce qui m'entoure a une autre façon de tête que moi. – Après souper, ma mère se met à son orgue portatif, elle en tourne deux ou trois airs, et puis je monte me coucher.
30 juillet. – Les fermiers ont apporté ce matin des poulets maigres. Maman m'a envoyé chercher le bail, et quand elle a vu que je n'y avais pas inséré «dix chapons gras, vifs, emplumés, la queue en faucille», les reproches ont commencé, et duré du dîner au souper: que je n'avais aucun soin de nos affaires, que ce n'était pas la peine d'avoir un fils qui ne sût pas mettre tout ce qu'il faut dans un bail… – J'ai écrit à Paris pour avoir un portrait d'Armand Carrel.
Septembre. – Cette allée du jardin est tout étroite et longue. Elle a deux pieds de large avec une bordure de buis mangée par place. Elle est garnie de petits cailloux criants. Je vais jusqu'à la porte qui s'ouvre sur la route de l'Ermitage; je reviens au bâtiment de l'écurie; je retourne jusqu'au bout, et toujours ainsi. Je la sais par cœur cette allée droite, et elle est dessinée aussi nettement dans mon cerveau que dans le jardin. – Je ne sais pourquoi je m'y promène, mais je m'y promène à présent toute l'après-dînée; et quand il vient quelqu'un pour me parler et que je suis dans le jardin, maman dit: «Victor?.. il fait du sable.» – Cette allée, et les deux bouts de terrain qui l'accompagnent, ont l'air de trois rubans juxtaposés. D'un côté, des choux, des groseilliers et des carottes; de l'autre, de l'herbe où des pommiers mettent leurs ombres grêles. – Des haies de fagots me séparent à droite du verger de la fabrique de limes; à gauche, du verger des Nantouillet. – Une vingtaine de rosiers régulièrement distancés de vingt pas en vingt pas, comme des sentinelles, sont sur le bord de l'allée, et je pourrais dire, tant je les ai vus de fois, la forme de chacun, et le dessin des bouquets de feuilles, et celui qui a sur son petit tronc une ligature de soie bleue pour une bouture, je pense. – Je sais tout de cette allée, et le banc au bout usé et noirci par la pluie, et la tonnelle auprès des deux cornouillers de l'entrée. Rien n'est monté après cette tonnelle, et elle est là, tendant l'épaule, pour que quelque chose y grimpe. – Un peu de distraction me vient quelquefois du gros poirier de rousselet, où des frelons, grands comme la moitié du doigt, ont installé leur nid, faisant des envolées furieuses. Dans la bande d'herbe, de l'autre côté, je vais voir le réservoir. Entre les pierres de revêtement poussent de petits saules. Quand il fait beau, deux petits poissons viennent jouer à la surface de l'eau. – Je ne puis dire combien cette allée m'irrite et m'ennuie. Elle est inexorable comme une ligne droite. – Par hasard, j'ouvre la porte. Je vais une demi-heure, une heure dans la campagne. Un pays plat à perte de vue, des champs coupés à la règle. Des paysans passent sur des voitures de foin, dormant les yeux ouverts. Puis le cri des roues dans les essieux diminue et finit. Le paysage est immobile comme un décor, et j'en veux à la campagne de son calme et de son silence. Je prends la fièvre à voir cette nature qui ne me répond rien. – La maison aussi me semble avoir pour moi un méchant sourire, comme une vieille. – La servante, à qui ma mère donne les ordres, ne m'écoute pas quand je lui parle. – Les dindons de la cour courent après moi quand je vais au jardin.
Mars 1837. – L'hiver a été long, froid, pluvieux. J'ai lu. – Le portrait de Carrel est accroché dans ma bibliothèque. Je suis tombé l'autre jour sur ce passage de Plutarque: «… Marcellus fut enterré par ses ennemis qui l'avaient fait mourir. Son sort est grand et glorieux; car l'ennemi qui admire et honore la vertu qu'il redoutait, fait bien plus que l'ami qui témoigne sa reconnaissance à la vertu dont il a reçu des bienfaits.» – Ce portrait est sur le mur du fond. Le soleil l'éclaire en se couchant.
Voilà les huit plus longs jours que j'aie vécu. On a cuit des poires au four. Maman m'a pris la bibliothèque pour les faire sécher sur des claies. Il pleut. Je me tiens en bas, regardant par les carreaux la pluie, et forcé de recevoir qui vient.
A soi la publicité! Chaque matin éveiller Paris avec son idée! Avoir le journal qui fait la parole ailée! Tous les jours battre la charge, renvoyer le sarcasme comme un volant, attaquer, riposter et tenir la France suspendue à sa plume! Donner sa fièvre à ce grand public, l'agiter de sa passion, le pousser à la brèche, à l'ennemi! Se réjouir l'oreille au bruit des flèches barbelées qu'on lance et qui sifflent! Être quelque chose à l'intelligence de tous! La lutte, la lutte quotidienne! Vaincre tout un jour! Se coucher, ses adversaires sabrés! Se montrer brutal comme la logique! Reposer, ne jamais dormir! Répondre aux ennemis qui se démasquent, aux hostilités qui surgissent, aux arguments qui se relayent! Être prêt le jour, être prêt le lendemain, être prêt à toutes les heures de cette vie militante! La guerre de la tête enfin! Oh! les belles fatigues! – Le journal de Blangin est fondé. Le premier numéro, à ce qu'il m'écrit, a fait un certain tapage. J'avais envoyé la carcasse du programme.
L'esprit de maman se dérange, mais sa santé s'améliore. Elle a des absences et semble par moment troublée en sa raison. Elle ne garde sa tête que pour tout ce qui est affaire. Elle me reproche souvent mon humeur casanière. La vieille femme devient de jour en jour plus aigre et plus montée contre ce qu'elle appelle ma paresse et mon insouciance.
Il naît en moi des idées de découragement et de dégoût de la vie. Être ainsi enterré dans un village! Contre cette solitude d'esprit, mon cerveau tiendra-t-il? Il me prend des terreurs de ne pouvoir plus rien