impossible d'aller habiter Paris. Du reste, ma mère ne voudrait jamais y consentir. C'est par moment des vœux impies…
Je me suis désabonné à mon journal. Je ne veux plus rien savoir de ce qui ce passe là-bas.
Maman veut que je me marie. Elle m'a parlé de la fille de Capron, des sœurs Cadet, de la petite Noémi. Je lui ai répondu par un non formel.
Nous sommes allés au chef-lieu aujourd'hui.
Au théâtre, maman m'a présenté à M. et madame Langot et à leur fille. Nous avions deux places dans leur loge. Bocage était de passage. Il jouait Antony. Au moment où Antony demande une chaise de poste et jette sur la table de l'auberge une bourse sans compter ce qu'il y a dedans, un individu aux premières loges s'est mis à dire tout haut, qu'on n'achetait pas une voiture comme cela; on l'examinait, on la marchandait et l'on comptait son argent. Tout le monde, dans la salle, paraissait du sentiment de l'individu. – M. Langot est un gros homme qui paraît inoffensif. Je n'ai pu tirer de mademoiselle Langot que des oui et des non. Elle n'est pas jolie. Elle a l'air doux. Ma mère m'a dit qu'elle chantait au piano, et qu'elle devait avoir deux cent mille francs à la mort de son père. – Au fait, maintenant que ma vie est terminée… Et puis, peut-être, un enfant cela vous rattache-t-il à vivre?
Je me suis marié. Ma femme est nulle. Elle a le cœur sec, le jugement petit et étroit de la province, l'avarice passée dans le sang des familles terriennes. Mon beau-père est vain, braillard, insupportable, poussant l'ignorance au delà du permis, le ridicule au delà du croyable. J'ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur l'idée qu'il avait d'illuminer la tombe de sa mère le jour de mon mariage avec sa fille. L'autre jour il m'a dit: Vous aimez les antiquailles? je vous donnerai une pipe romaine qu'a trouvée un de mes ouvriers dans mon bois de… – Aristophane aurait fait une belle comédie avec cette idée et sous ce titre: «Prométhée, gendre de Plutus.» – Journellement, pour les riens du ménage, ce sont des scènes entre maman et ma femme; maman me reproche de ne pas la faire respecter par ma femme; ma femme me dit que je donne toujours raison à maman. Je suis ballotté entre ces deux jalousies. Elles boudent, et lorsqu'elles se raccommodent, elles s'allient et se tournent toutes deux contre moi. – Mon beau-père vient passer ici des huit jours, et quand il est là, toujours parlant avec sa grosse voix, je n'ai plus même à moi le silence du calme.
J'ai un fils. Tant qu'il sera petit, je le ferai jouer dans le jardin; quand il sera grand, je lui mettrai une blouse et lui achèterai un bout de champ; et puis aille la charrue!
Je me suis rencontré hier avec le monsieur de Paris qui est venu faire de l'agriculture à la ferme de Levecourt. Je l'ai salué, nous nous sommes mis à causer. Depuis neuf ans, c'est la première conversation que j'aie eue. Il m'a invité à venir le voir.
M. Dumont, de Levecourt, est mieux qu'une ressource; il a un charme de rapports et d'esprit, et des façons cordiales, qui me poussent de jour en jour à son amitié. – C'est un ancien garde du corps; et quoique nous différions entièrement de manière de voir politique, nous discutons sans disputer. – Il est venu souvent cet hiver souper à la maison.
Voilà quinze jours que je n'ai vu M. Dumont. – Ma femme aurait dit, la dernière fois qu'il a soupé à la maison, devant son domestique, qui mettait le cheval à la voiture, que «je ne pouvais pas continuer à manger ma fortune, en tenant table ouverte».
7 juillet 1845. – Mon petit garçon s'en est allé, le croup l'a emporté. Il était beau et souriant vendredi encore… Des gens du pays qui ne m'aiment pas ont jeté le soir, par-dessus la haie de mon jardin, un petit cochon de lait mort…
10 décembre 1847. – Ma femme a vendu 17 fr. 50 cent. les paires de Colombey, à Jangeneux, marchand de blé à Gray, payable au 1er avril.
26 février 1848. – Le percepteur vient de m'arrêter sur la place; il m'a lu son journal. Une révolution…
BUISSON
C'est un livre, un gros livre dans un cuir de Russie bien grenu et de sauvage odeur. Il y a aux quatre coins des plats quatre pensées; il y a entre les nervures du dos cinq pensées, et au milieu de toutes ces fleurs de souvenir dorées de bel or fin se lit: Jules Buisson, Essais d'eaux-fortes.
Ce livre unique où une main amie a rangé, comme des reliques, toutes les pièces, a réuni tous les états, mettant devant ces chères images les vers explicatifs gravés eux aussi à l'eau-forte et faisant choix des tirages, et les échelonnant l'un après l'autre, – ce livre tient l'Œuvre d'un artiste. Feuilletez-le en ses pages; et vous aurez le recueil des imaginations de Buisson, de son premier à son dernier jour, – du jour où il fit une planche entre une leçon de M. Ducauroy et une leçon de M. Valette, au jour où il dit à sa pointe: Adieu, paniers! vendanges sont faites! et jeta aux champs ses bouteilles de vernis.
Buisson entra dans la vie positive à une belle sortie de collége. Il fit comme tout le monde, et alla s'asseoir sur les bancs de l'École de droit. Mais en son chemin, il rencontrait mille accidents de la vie, mille petites scènes animées qui sollicitaient coup d'œil et obtenaient souvenir. Au Luxembourg il voyait de beaux petits enfants rieurs qui jouaient près des bassins, puis s'asseyaient sur les bonnes de pierre, tout rouges de courir, laissant voir leurs mollets dodus. Souvent, dans les rues de la montagne Sainte-Geneviève, il laissait complaisamment tomber le regard sur des dogues muselés, rognés d'oreille et de queue, les bajoues piquées de poils rudes comme des soies de porc, le museau plissé et relevé pour montrer de petits crocs blancs, incisifs et entêtés, chiens tout nerfs et chair, sanglés dans leur peau, et les rognons et le train de derrière puissants comme chez certains monstres assyriens. Par les rues, il se cognait parfois à des habits grotesques, à des faces étranges, à des échappés d'un conte fantastique, des docteurs Pyramide ou des Pasquale Capuzzi. Lors son ami Prarond le poëte lui disait, aux heures des rimes conseillères:
J'ai trouvé des Goya cachés sous vos Pandectes,
Ami! j'ai dépisté parmi de longs discours,
Entre autres notes fort suspectes,
Que sur Papinien vous recueillez aux cours,
En marge et grimaçant dans des cadres fantasques,
Bien des nez de travers et bien des fronts cornus,
Bien des figures bergamasques,
Et des ânes prêtant ou réclamant leurs masques
A des visages bien connus.
Buisson oublia d'être juge, et se mit à dessiner des bouledogues. Et si bien il en dessina, si bien il en moula, si bien il en sculpta, qu'il eut à l'Exposition de 1842 «deux dogues», tableau acquis par la Société des amis des arts. Son tableau acheté, envie lui prit de graver son tableau, et il se trouva avoir et la pointe libertine de Chaplin, et la manière grasse et ressentie d'Hédouin dans son Étable, et la science du vernis mou de Marvy. Que si vous ouvrez le volume, et que vous passiez la garde de papier peigne, vous rencontrez tout d'abord ces deux chiens, l'un couché, l'autre debout sur ses pattes de devant et l'oreille inquiète, tous deux solidement accentués et étalant des contours comme tracés par une plume de roseau qui aurait poché victorieusement les ombres. Le sol, les murs, les accessoires du chenil, dans un certain brut pittoresque, viennent à l'œil dignes presque des bassets de Decamps.
Puis, il s'abandonna à rêver. Au réalisme de sa première œuvre succèdent les pensées tournées vers les créations imaginatives, les aspirations, les songeries par les champs de l'inconnu, les contours ondoyants et à peine entrevus, la recherche de l'idéal; à la réalité rigoureuse succède le dédain des pensées trop écrites. Une effacée réminiscence d'un tableau italien du musée de Tournai lui tourmente la main, et sur le cuivre, dans les griffonnages à toute bride d'un paysage de Cythère, s'enlèvent discrètement le beau corps et la gorge milésienne d'une jeune Muse endormie. Les Amours ont volé ses vêtements, ils les ont livrés au Zéphyre,
Zéphyre court de fleurs en fleurs,
Et l'on n'attrape point Zéphyre.
Par les fonds incertains, ce