Vous avez bien fait; la nature ne vous a pas moulé, ni pour de grandes actions, ni pour de grands attentats... Je m'arrête ici moi-même, par égards pour vous... Mais une autre fois examinez mieux les instruments qu'on met entre vos mains... Vous ne connaissez pas l'abominable histoire de l'homme à la missive énigmatique; cherchez-la, si vous en avez le courage, dans les monuments de la police... Vous saurez un jour quel prix vous élevez attacher à la modération de l'ennemi que vous vouliez perdre. Et croyez-vous que, si je voulais m'abaisser à de pareilles plaintes, il me serait difficile de vous présenter des dénonciations un peu plus précises et mieux appuyées? Je les ai dédaignées jusqu'ici. Je sais qu'il y a loin du dessein profondément conçu de commettre un grand crime à certaines velléités, à certaines menaces de mes ennemis, dont j'aurais pu faire beaucoup de bruit. D'ailleurs, je n'ai jamais cru au courage des méchants. Mais réfléchissez sur vous-même; et voyez avec quelle maladresse vous vous embarrassez vous-même dans vos propres pièges... Vous vous tourmentez, depuis longtemps, pour arracher à l'Assemblée une loi contre les provocateurs au meurtre: qu'elle soit portée; quelle est la première victime qu'elle doit frapper? N'est-ce pas vous qui avez dit calomnieusement, ridiculement, que j'aspirais à la tyrannie? N'avez-vous pas juré par Brutus d'assassiner les tyrans? Vous voilà donc convaincu, par votre propre aveu, d'avoir provoqué tous les citoyens à m'assassiner. N'ai-je pas déjà entendu, de cette tribune même, des cris de fureur répondre à vos exhortations? Et ces promenades de gens armés, qui bravent, au milieu de nous, l'autorité des lois et des magistrats! Et ces cris qui demandent les têtes de quelques représentants du peuple, qui mêlent à des imprécations contre moi vos louanges et l'apologie de Louis XVI! Qui les a appelés? qui les égare? qui les excite? Et vous parlez de lois, de vertu, d'agitateurs...
Mais sortons de ce cercle d'infamie que vous nous avez fait parcourir, et arrivons à la conclusion de votre libelle.
Indépendamment de ce décret sur la force armée, que vous cherchez à extorquer par tant de moyens; indépendamment de cette loi tyrannique contre la liberté individuelle et contre celle de la presse, que vous déguisez sous le spécieux prétexte de la provocation au meurtre, vous demandez pour le ministre une espèce de dictature militaire, vous demandez une loi de proscription contre les citoyens qui vous déplaisent, sous le nom d'ostracisme. Ainsi vous ne rougissez plus d'avouer ouvertement le motif honteux de tant d'impostures et de machinations; ainsi vous ne parlez de dictature que pour l'exercer vous-même sans aucun frein; ainsi vous ne parlez de proscriptions et de tyrannie que pour proscrire et pour tyranniser; ainsi vous avez pensé que, pour faire de la Convention nationale l'aveugle instrument de vos coupables desseins, il vous suffirait de prononcer devant elle un roman bien astucieux, et de lui proposer de décréter, sans désemparer, la perte de la liberté et son propre déshonneur! Que me reste-t-il à dire contre des accusateurs qui s'accusent eux-mêmes?.. Ensevelissons, s'il est possible, ces misérables manoeuvres dans un éternel oubli. Puissions-nous dérober aux regards de la postérité ces jours peu glorieux de notre histoire, où les représentants du peuple, égarés par de lâches intrigues, ont paru oublier les grandes destinées auxquelles ils étaient appelés. Pour moi, je ne prendrai aucunes conclusions qui me soient personnelles; j'ai renoncé au facile avantage de répondre aux calomnies de mes adversaires par des dénonciations plus redoutables. J'ai voulu supprimer la partie offensive de ma justification. Je renonce à la juste vengeance que j'aurais le droit de poursuivre contre mes calomniateurs. Je n'en demande point d'autre que le retour de la paix et le triomphe de la liberté. Citoyens, parcourez, d'un pas ferme et rapide, votre superbe carrière. Et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie!
Opinion de Maximilien Robespierre, député du département de Paris, sur le jugement de Louis XVI; imprimé par ordre de la Convention nationale (3 décembre 1792)
Citoyens,
L'Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n'y a point ici de procès à faire. Louis n'est point un accusé. Vous n'êtes point des juges. Vous n'êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'Etat, et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. Un roi détrôné, dans la république, n'est bon qu'à deux usages: ou à troubler la tranquillité de l'Etat et à ébranler la liberté, ou à affermir l'une et l'autre à la fois. Or, je soutiens que le caractère qu'a pris jusqu'ici votre délibération va directement contre ce but. En effet, quel est le parti que la saine politique prescrit pour cimenter la république naissante? C'est de graver profondément dans les coeurs le mépris de la royauté, et de frapper de stupeur tous les partisans du roi. Donc, présenter à l'univers son crime comme un problème, sa cause comme l'objet de la discussion la plus imposante, la plus religieuse, la plus difficile qui puisse occuper les représentants du peuple français; mettre une distance incommensurable entre le seul souvenir de ce qu'il fut, et la dignité d'un citoyen, c'est précisément avoir trouvé le secret de le rendre encore dangereux à la liberté.
Louis fut roi, et la république est fondée: la question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots. Louis a été détrôné par ses crimes; Louis dénonçait le peuple français comme rebelle; il a appelé, pour le châtier, les armes des tyrans ses confrères; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle: Louis ne peut donc être jugé; il est déjà condamné, ou la république n'est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel; c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, il peut être absous; il peut être innocent: que dis-je! il est présumé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé: mais si Louis est absous, si Louis peut être présumé innocent, que devient la révolution? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs; les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l'innocence opprimée; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice. La détention même que Louis a subie jusqu'à ce moment est une vexation injuste; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l'empire français sont coupables: et ce grand procès pendant au tribunal de la nature, entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie.
Citoyens, prenez-y garde; vous êtes ici trompés par de fausses notions. Vous confondez les règles du droit civil et positif avec les principes du droit des gens; vous confondez les rapports des citoyens entre eux, avec ceux des nations à un ennemi qui conspire contre elles. Vous confondez aussi la situation d'un peuple en révolution avec celle d'un peuple dont le gouvernement est affermi.
Vous confondez une nation qui punit un fonctionnaire public, en conservant la forme du gouvernement, et celle qui détruit le gouvernement lui-même. Nous rapportons à des idées qui nous sont familières un cas extraordinaire, qui dépend de principes que nous n'avons jamais appliqués: ainsi, parce que nous sommes accoutumés à voir les délits dont nous sommes les témoins jugés selon des règles uniformes, nous sommes naturellement portés à croire que dans aucune circonstance les nations ne peuvent avec équité sévir autrement contre un homme qui a violé leurs droits; et où nous ne voyons point un juré, un tribunal, une procédure, nous ne trouvons point la justice. Ces termes mêmes, que nous appliquons à des idées différentes de celles qu'elles expriment dans l'usage ordinaire, achèvent de nous tromper. Tel est l'empire naturel de l'habitude, que nous regardons les conventions les plus arbitraires, quelquefois même les institutions les plus défectueuses, comme la règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l'injuste. Nous ne songeons pas même que la plupart tiennent encore nécessairement aux préjugés dont le despotisme nous a nourris. Nous avons été tellement courbés sous son joug que nous nous relevons difficilement jusqu'aux éternels principes de la raison; que tout ce qui remonte à la source sacrée de toutes les lois semble prendre à nos yeux un caractère illégal, et que Tordre même de la nature nous paraît un désordre. Les mouvements majestueux d'un grand peuple,