de l'avant. C'est un courtisan des circonstances, un Lord Halifax de la mer.
– Non, dis-je en regardant fixement, les yeux abrités sous ma main, c'est qu'il y a quelque accident à son bord. Il vacille comme s'il n'y avait personne à la barre. Sa grande vergue descend! Non, voilà qu'il se met en marche maintenant! Les gens, qui sont sur le pont, m'ont l'air de se battre ou de danser. Relevons l'ancre, Ruben, et ramons de son côté.
– Relevons l'ancre et ramons pour nous en éloigner, répondit Ruben, l'œil toujours fixé sur le navire inconnu. Qu'est-ce que cette manie que vous avez de vous fourrer toujours dans quelque danger? Il porte pavillon hollandais, mais qui sait d'où il vient réellement? Ce serait une jolie affaire si nous étions capturés et vendus aux plantations.
– Un boucanier dans le Solent! m'écriai-je d'un ton moqueur. Il ne nous manque plus que de voir le pavillon noir dans la Crique d'Elmsworth. Mais écoutez: qu'est-ce que cela?
Du brick arriva le bruit d'un coup de mousquet.
Il y eut un instant de silence.
Puis un second coup de mousquet résonna, suivi d'un chœur d'exclamations et de cris.
En même temps les vergues tournèrent pour se mettre en place, les voiles reçurent une fois de plus la brise, et le navire fila dans une direction qui devait lui faire dépasser la Pointe de Bembridge et le faire entrer dans le Canal anglais.
Et comme il filait, sa barre fut brusquement tournée, un nuage de fumée s'éleva de sa hanche, et un boulet passa au-dessus des vagues, faisant jaillir l'eau, à moins de cent yards de nous.
Et après nous avoir aussi fait ses adieux, le navire revint dans le vent et reprit sa marche vers le sud.
– Cœur de grâce! s'écria Ruben, les lèvres béantes de saisissement; les assassins, les bandits!
– Je donnerais bien quelque chose pour que le navire du Roi les cueille au passage, m'écriai-je avec fureur, car cette agression était si peu justifiée qu'elle émouvait ma bile. Que veulent donc ces coquins? Certainement ils sont ivres ou fous.
– Tirez sur l'ancre, l'ami, tirez sur l'ancre! cria mon camarade, en se levant brusquement de son siège. Je comprends, tirez sur l'ancre.
– Qu'y a-t-il donc? demandai-je en l'aidant à remonter la grosse pierre, jusqu'à ce qu'elle sortit de l'eau toute ruisselante.
– Ce n'est pas sur nous qu'ils font feu, mon garçon. Ils visaient quelqu'un qui se trouve dans l'eau entre eux et nous. Tirez, Micah! un bon coup de reins. C'est peut-être quelque pauvre diable qui se noie.
– Oui, oui, dis-je en regardant entre deux coups de rames derrière moi. Je vois sa tête à la crête d'une vague. Doucement, ou nous allons passer sur lui. Encore deux coups, et tenez vous prêt à le saisir. Tenez bon, l'ami. On vient à votre aide.
– Offrez votre aide à ceux qui ont besoin d'aide! dit une voix partant de la mer. Diantre, l'ami, faites attention à votre rame. J'ai plus de peur d'en recevoir un coup que je n'ai peur de l'eau.
Ces mots étaient prononcés avec tant de calme et de sang-froid que toutes nos craintes au sujet du nageur disparurent.
Nous rentrâmes les rames, et nous nous tournâmes pour jeter un coup d'œil sur lui.
La barque, en dérivant, s'était rapprochée de lui au point qu'il aurait pu saisir le bord s'il avait jugé à propos de le faire.
– Sapperment! s'écria-t-il d'un ton bourru, dire que c'est mon frère Nonus qui me joue un pareil tour! Qu'aurait dit notre sainte mère si elle avait vu cela? Tout mon équipement perdu, sans parler de ma part dans les profits du voyage! Et maintenant voilà que j'ai jeté une paire de bottes à l'écuyère toute neuve, qui coûtent seize rixdollars chez Vanseddar's à Amsterdam! Avec cela, impossible de nager! Sans cela, impossible de marcher!
– Est-ce que vous ne voulez pas sortir de l'eau, monsieur? demanda Ruben.
Il avait grand-peine à garder son sérieux en voyant la tournure de l'inconnu et entendant ses propos.
Au-dessus de l'eau sortaient de longs bras.
En un instant, avec des mouvements flexibles de serpent, l'homme entra dans la barque et étendit son long corps sur les planches de l'arrière.
Il était efflanqué à l'extrême, très grêle, avec une figure taillée à coup de hache, d'expression dure, rasée de près, recuite par le soleil, et avec mille petites rides qui s'entrecroisaient en tous sens.
Il avait perdu son chapeau et sa courte et raide chevelure, légèrement grisonnante, se dressait en brosse sur toute sa tête.
Il était malaisé de deviner son âge, mais il devait avoir bien près de la cinquantaine, malgré l'agilité avec laquelle il était entré dans notre barque, preuve qu'il n'avait rien perdu de sa vigueur et de son énergie.
De tous les traits qui le caractérisaient, celui qui attira le plus mon attention, ce furent ses yeux, qui presque recouverts par l'abaissement des paupières, apparaissaient néanmoins à travers l'étroite fente avec un éclat, une vivacité remarquable.
Un regard superficiel pouvait faire croire qu'il était dans un état de langueur, de demi-sommeil, mais avec plus d'attention, on apercevait ces lignes brillantes, mobiles, et l'on y voyait un avertissement de se tenir en garde contre ses premières impressions.
– J'aurais pu nager jusqu'à Portsmouth, dit-il en fouillant dans les poches de sa jaquette trompée d'eau. Je pourrais nager jusqu'à n'importe quel endroit. Une fois j'ai descendu le Danube à la nage depuis Gran jusqu'à Bude, pendant qu'une centaine de janissaires trépignaient de rage sur l'autre bord. Je l'ai fait, oui, par les clefs de Saint Pierre! Les Pandours de Wessenburg pourraient vous dire si Decimus Saxon sait nager. Suivez mon conseil, jeune homme. Tenez toujours votre tabac dans une boîte de métal, pour que l'eau ne puisse pas entrer.
En parlant ainsi, il tira de sa poche une boîte plate et plusieurs tubes de bois, qu'il vissa bout à bout de manière à en faire une longue pipe.
Il la bourra de tabac, l'alluma au moyen d'un silex et d'un briquet, avec un morceau de papier amadou, qu'il avait dans sa boîte.
Puis il ploya ses jambes sous lui à la façon orientale, et s'assit pour fumer sa pipe à son aise.
Il y avait dans tout cet incident quelque chose de si bizarre, l'homme et ses actes avaient une apparence si absurde que nous partîmes tous les deux d'un éclat de rire qui dura jusqu'à ce que l'épuisement y mit fin.
Il ne prit aucune part à notre gaîté, mais n'en parut nullement blessé.
Il continua à fumer jusqu'au bout d'un air parfaitement insensible et impassible, à cela près que ses yeux à demi voilés brillaient en nous regardant tour à tour.
– Vous nous excuserez d'avoir ri, monsieur, dis-je enfin, mais mon ami et moi nous ne sommes pas habitués à de telles aventures, et nous sommes joyeux que celle-ci ait fini aussi heureusement. Puis-je demander qui nous avons recueilli?
– Je me nomme Decimus Saxon, répondit l'inconnu. Je suis le dixième fils d'un digne père, ainsi que l'indique mon nom latin. Il n'y a que neuf hommes entre moi et un héritage. Qui sait? La petite vérole ou la peste pourraient s'en mêler.
– Nous avons entendu un coup de feu sur le brick? demanda Ruben.
– C'était Nonus, mon frère qui tirait sur moi, fit remarquer l'inconnu, en hochant la tête avec tristesse.
– Mais il y a eu un second coup de feu.
– C'était moi qui tirais sur mon frère Nonus.
– Grands Dieux! m'écriai-je, j'espère que vous ne l'avez pas atteint.
– Oh! tout au plus une éraflure en pleine chair, répondit-il. Mais j'ai jugé préférable de partir, de peur que l'affaire ne tournât en querelle. Je suis sûr que c'est lui qui a fait partir le canon de neuf livres quand j'étais à l'eau. Le boulet a passé si près qu'il a séparé ma chevelure. Il a toujours été excellent tireur au fauconneau, ou au mortier. Il