Il étendit considérablement ses relations, voyagea, vint à Paris, observa les manoeuvres des adroits spéculateurs, suivit leur exemple, avec une extrême prudence d'abord, et bientôt avec une hardiesse avisée. Pas une bonne opération ne s'offrait dans le pays, qu'il ne la fît ou ne tentât de la faire. Pour presque rien, il acheta une brasserie toute neuve, superbement montée par un homme intelligent mais sans ordre, qui s'était trouvé vite au bout de son rouleau. Le moulin de la Sorelle tomba de semblable façon entre ses mains. Pour le moulin et la brasserie, comme pour la tannerie héréditaire, il sut dresser d'excellents contre-maîtres; et tout prospérait sous sa haute direction, sans lui donner grand souci.
N'ayant plus guère de plaisir à courir la pretantaine, il prit le parti de domestiquer l'amour. Despotique et sensuel, en guise de maîtresses il eut des servantes, une blonde cette année-ci, une brune cette année-là, congédiant sans tarder celle qui se montrait farouche, et ne gardant celle qui s'apprivoisait que juste le temps de satisfaire sa fantaisie pour elle.
Un tel manège ne pouvait durer sans quelques inconvénients. Il y eut d'assez scabreuses histoires; il y eut même un véritable scandale.
Une grande et belle fille aux sourcils noirs, Madeleine Cibre, devint enceinte à son service. Elle se crut des droits, prit des airs de femme légitime. Il la renvoya brutalement. Déshonorée, reniée, chassée comme une voleuse, elle retourna à pied dans son pays, un village des environs.
Elle ne put aller jusque-là. Brisée de fatigue et de douleur, elle tomba sur le chemin, où elle faillit être écrasée par la voiture du percepteur, M. Dufriche, qui revenait chez lui, à la Villa des Roses, un peu au-dessus de Verval.
Le percepteur était un brave homme. Il la releva, la ramena, la recueillit par pitié dans sa maison.
Madeleine y accoucha d'un enfant mort, et pensa mourir elle-même.
Les gens de Verval n'ont pas la moindre sentimentalité. Pourtant, son malheur la rendit sympathique à tous. Elle était bonne ouvrière, très courageuse, très probe. Mme Dufriche finit par lui donner chez elle un emploi régulier, et Rouillon fut quelque temps regardé comme un monstre. Il ne broncha pas. Aux gens assez hardis pour lui marquer leur désapprobation, il répondit:
«Avait-elle un certificat de chasteté quand je l'ai engagée? L'enfant est-il nécessairement de moi? Si elle a été avec l'un, elle a pu aller avec l'autre. Je ne me mêle pas de vos affaires; et je vous conseille, dans votre intérêt, de ne pas vous mêler des miennes.»
IV
Il avait eu d'autres raisons, qu'il ne disait pas, pour agir avec cette âpreté féroce.
Madeleine était devenue un obstacle à des projets nouvellement formés. Sans le vouloir ni le savoir, Lucile Fraisier avait fait le miracle de remuer jusqu'au fond du coeur cet intraitable égoïste.
En passant, en voisinant, par une pente insensible, il s'était laissé aller au charme pur et pénétrant de la délicate jeune fille, hier encore une enfant sans conséquence. Et maintenant, il l'aimait comme un fou, cette petite blonde de dix-neuf ans, si simple et si gracieuse, et qu'un rien parait admirablement, et que, chaque jour, à toute heure, il voyait là, gaie, sereine, familière, vaillante, répandant avec douceur autour d'elle un rayonnement d'espérance, un parfum de paradis.
Il ne se lassait pas de la regarder, assise près du comptoir, les paupières baissées sur son ouvrage. Relevait-elle les yeux, il pouvait à peine soutenir la clarté de ce regard jeune, qui le déconcertait, qui l'éblouissait, comme l'aurore éblouit une bête nocturne.
Dès qu'elle n'était plus là, il retrouvait, d'ailleurs, toute sa lucidité.
A loisir, avec science et amour, il avait préparé le filet où il devait prendre cette précieuse demoiselle.
Une profonde habileté n'était pas nécessaire. Constant Fraisier, beau parleur, joueur passionné, tempérament flâneur et frivole, menait ses affaires d'une façon déplorable. Sa femme et sa fille faisaient merveille; mais lui, ce panier percé, il avait toujours besoin d'argent.
Rouillon vint à son aide, par hasard, en bon garçon, pour l'obliger, entre deux petits verres et deux carambolages.
Il lui prêta d'abord quelques billets de cent francs; puis, sans trop se faire prier, mais en prenant les meilleures garanties, quelques billets de mille francs.
Bref, il avait actuellement entre ses mains les destinées de la famille.
Il pouvait, en un clin d'oeil, poursuivre, exécuter, ruiner son débiteur. Et sous le sentiment sérieux qui le rendait parfois si timide et si gauche, il éprouvait, à se sentir maître de la situation, un plaisir cruel de chat jouant avec la souris.
V
Le café n'était pas loin. Au bout de quelques minutes, Linette ramena son père.
«Vous avez à me parler, Rouillon?» dit Fraisier, visiblement inquiet.
«Rassurez-vous, mon ami! fit rondement le visiteur. Je viens avec les meilleures intentions du monde.»
Lucile se retirait, emmenant sa petite soeur par la main.
«Je vais coucher Linette,» dit-elle à sa mère. Elle salua Rouillon. Il eut le plus vif désir de la retenir. Ne valait-il pas mieux parler immédiatement devant elle, dissiper d'un seul coup toute incertitude, emporter l'affaire d'assaut?
Mais, sous son regard limpide, il sentit un trouble étrange le paralyser; il bégaya: «Mademoiselle… Mademoiselle!..», ne put ajouter une syllabe et la laissa partir.
Il eut vite repris son aplomb; et, pour sa revanche, sans préambule, sans ambages, d'une voix brève, avec autorité, en homme sûr de n'avoir à craindre aucune contradiction, il demanda à Fraisier la main de Lucile.
Malgré son air d'indifférence et sa disparition hâtive, Lucile ne s'était pas trompée sur le but de cette visite mystérieuse. En pareil cas, la fille la plus innocente devient très perspicace. Aussitôt sa soeur déshabillée et couchée, elle descendit l'escalier à tâtons, s'avança sur la pointe des pieds dans l'ombre, et, prête à fuir dès la moindre alerte, écouta.
«Je suis très honoré de votre demande, répondait son père à Rouillon, très honoré et très heureux, mon ami! Si tout dépendait de moi, ce serait déjà conclu, vous n'en doutez pas. Mais je ne puis engager Lucile sans son aveu; je la préviendrai, je la consulterai. Il faut observer les formes. Les femmes y sont très sensibles.
– Eh bien! consultez-la tout de suite.
– Quel amoureux vous faites! Vous menez ça comme une charge de cavalerie.
– Je ne plaisante pas.
– Je l'espère bien. Mais voyons! puis-je l'interroger là, devant vous, ce soir même, brusquement, crûment, sans répit ni pudeur?
– Pourquoi différer? Le temps n'est pas seulement de l'argent; c'est aussi du bonheur. La vie est-elle si longue, qu'on doive en perdre la meilleure part à se morfondre dans l'attente?
– Rouillon, ami Rouillon, un peu de mansuétude, un peu de patience! N'allez pas plus vite que les violons. Ecoutez, je connais Lucile. Il ne faut pas l'effaroucher. Ce que j'en dis, c'est pour votre bien.
– Soit! fit Rouillon, réfléchissant que Fraisier avait grand intérêt au mariage, y aiderait de tout son pouvoir et serait pour lui un excellent avocat. Je me résigne. Quand reviendrai-je?
– Dimanche, après déjeuner, si vous êtes libre.
– C'est convenu.»
Rouillon se leva. Mais il semblait ne pouvoir s'en aller. Il parla d'une nouvelle entreprise qu'il avait en vue. Il se plaignit des bruits de guerre, si désastreux pour le commerce! Il n'en finissait plus, faisant un pas pour s'en aller, s'arrêtant et renouant la conversation.
VI
Lucile était remontée, toute tremblante, près de Linette, qui déjà dormait dans sa couchette blanche. Elle passa dans la chambre voisine et s'accouda, soucieuse, à la fenêtre ouverte