Марк Твен

A quoi tient l'amour?


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coeur de la France.

      Dès les premiers chocs sur la frontière, on en avait cruellement ressenti le contre-coup à Verval. Quelques jours après la bataille de Reichshoffen, M. et Mme Dufriche ramenaient chez eux leur fils Prosper, grièvement blessé dans la mêlée. Un soldat dévoué avait pu l'emporter à travers un déluge de mitraille.

      Aux époques tragiques, les caractères s'accentuent naturellement avec un singulier relief, comme sous l'influence de réactifs violents. Chacun, dans la petite ville, fut surexcité par les désastres. Celui-ci levait au ciel des bras désespérés, et vingt fois par jour déclarait tout perdu; celui-là, sous une gravité triste, gardait l'espoir et la vigueur, comme un arbre toujours vert sous la neige et le vent glacé. Toto Mousse, pour qui son père avait à grand'peine trouvé un remplaçant payé au poids de l'or, ne songeait plus, oh! plus du tout, à la bagatelle; tremblant la peur, il restait nuit et jour terré chez lui, comme un lièvre au gîte.

      Tous les hommes valides étaient partis. André Jorre, ancien soldat, avait été rappelé sous les drapeaux.

      Un soir, par un ciel étoilé, dans les charmilles du jardin, il fit ses adieux à Lucile. Elle ne put, entre sa mère et lui, se défendre de pleurer.

      «André, lui dit-elle à travers ses larmes, en lui donnant un petit nécessaire arrangé par elle et où elle avait glissé son portrait, André, faites votre devoir, tout votre devoir! Autrement, nous ne serions pas dignes d'être heureux. Mais pensez un peu à moi, qui penserai toujours à vous.»

      Rouillon, âgé de trente-sept ans, n'avait pas été atteint par la loi de recrutement. Il s'était promis, d'ailleurs, puisqu'il était adjoint au maire, d'en profiter pour ne se laisser imposer d'aucune façon le service militaire.

      Il n'avait pas plus renoncé aux affaires qu'à la conquête de Lucile. Sa passion pour Mlle Fraisier, si profonde qu'elle fut, avait laissé intact son instinct commercial. Ayant flairé les événements longtemps à l'avance et prévu une hausse énorme sur les cuirs, il avait fait des achats de tous les côtés avant la déclaration de guerre; maintenant il réalisait de superbes bénéfices.

      Cela l'occupait, lui fournissait une diversion utile, mais n'apaisait point sa méchante humeur. La proclamation de la République le rendit furieux.

      Cette guerre, qu'on voulait continuer malgré tout, lui semblait inepte et désolante. Il n'y avait plus d'armée. Comment résister aux innombrables envahisseurs? Pourrait-on les empêcher de mettre toute la France au pillage?

      Bientôt ils seraient à Verval. Et alors, quel gâchis! Plus de sécurité pour les gens ni pour les biens!

      Ah! comme il rabrouait les exaltés; comme il se gênait peu pour les traiter publiquement de fous!

      Et comme il rabattait le caquet démocratique de Constant Fraisier, qui prêchait la lutte à outrance!

      XII

      L'ennemi, cependant, gagnait chaque jour du terrain. Le 2 octobre, Verval eut une première alerte. Des troupes allemandes apparurent au loin, dans la plaine, par grandes masses noires; et l'on vit les uhlans chevaucher de l'autre côté de l'eau. Mais on avait fait sauter le pont, et ce jour-là ils durent se borner à une promenade platonique.

      Le surlendemain, un détachement d'infanterie occupa le hameau de Saint-Maxin, à droite de la Sorelle. Deux hommes, d'abord, traversèrent la rivière sur un arbre creux, et reconnurent l'endroit. Puis, ils firent un radeau sur lequel passèrent une quarantaine de soldats; et cette avant-garde s'établit dans une ferme, à l'angle formé par le confluent de la Sorelle et de l'Orle, afin de rétablir le pont, tant bien que mal, au plus vite.

      Personne ne bougeait dans le bourg. Nul ne songeait à la défense; et les voitures où l'on avait entassé les armes de la garde nationale étaient déjà parties. Une compagnie de francs-tireurs les ramena. Le capitaine s'installa à la mairie, convoqua les autorités, déclara qu'il fallait résister, débusquer les Allemands de leur poste avancé. Il fit appel aux hommes de bonne volonté, distribua les fusils. Vainement le maire et quelques conseillers municipaux protestèrent de tout leur pouvoir; vainement se démena François Rouillon qui, sachant la méthode des Prussiens, redoutait les conséquences d'une pareille équipée.

      «Les voilà bien, criait-il, ces bandits de francs-tireurs! Ils sacrifient tout, parce qu'ils n'ont rien à perdre. Ils ruineraient vingt départements pour faire parler d'eux.»

      Les trembleurs eurent beau dire; ils ne purent obtenir qu'on se tînt tranquille. On attaqua au milieu de la nuit. L'ennemi, surpris, eut plusieurs hommes tués ou blessés et se retira précipitamment sur la rive droite, abandonnant ses travaux, qui furent anéantis.

      L'enthousiasme causé par ce succès dura peu. On apprit la capitulation de Neuville-le-Fort. Les francs-tireurs gagnèrent les bois à la hâte, et bientôt un corps d'armée allemand, arrivant par la rive gauche de l'Orle, ouvrit sur Verval un bombardement préliminaire qui fit crouler le clocher et alluma plusieurs incendies. Puis des cavaliers verts et rouges, au casque à chenille, prirent possession de la place.

      Comme Rouillon remontait de la cave où il s'était réfugié, il s'entendit appeler de la rue. Il s'avança sur le seuil et vit trois cavaliers ennemis, arrêtés devant sa maison.

      «Me reconnaissez-vous? lui dit l'un d'eux en riant. Eh! eh! j'ai travaillé ici pour le roi de Prusse.»

      En effet, sous l'uniforme des chevau-légers bavarois, Rouillon reconnut un ancien employé du chemin de fer, Karl Stein, qui avait passé plusieurs années dans le pays.

      «Marche! lui cria cet homme, changeant subitement de façons. Tu seras notre otage. C'est la guerre.»

      Il lui mit le pistolet sur la tempe; et les deux autres cavaliers, l'empoignant chacun par un bras, l'entraînèrent au trot de leurs montures.

      XIII

      L'infanterie allemande s'était cantonnée hors du bourg. Le chef avait établi son quartier général chez les Dufriche, à la Villa des Roses.

      C'est là que fût mené Rouillon. On le poussa, les mains liées, dans la salle à manger, où plusieurs officiers étaient attablés autour d'un déjeuner copieux. Une femme les servait, Madeleine Cibre.

      «Elle m'aura dénoncé!» pensa-t-il, en fixant sur elle un regard haineux.

      Le plus âgé des officiers, celui qui paraissait le chef, se retourna à demi pour considérer le prisonnier.

      «Qui êtes-vous? lui dit-il.

      – François Rouillon.

      – Vous êtes adjoint au maire, vous êtes un des plus riches contribuables. Votre devoir était de prévenir les actes de rébellion et de brigandage commis contre nous, l'autre nuit, dans votre commune. Vous en serez personnellement responsable, si les coupables ne nous sont pas livrés.

      – Les coupables! mais ce sont les francs-tireurs. Ils ont quitté Verval.

      Je ne puis vous en livrer un seul, moi!

      – Vous dites tous la même chose ici; vous vous êtes entendus pour nous tromper. Vous mentez, comme le maire et les deux notables que je viens de faire enfermer dans le pavillon du jardin. Vos francs-tireurs, nous ne les avons pas vus. Ce sont les habitants qui ont tiré sur nous. D'ailleurs, quels que fussent les rebelles, il fallait les empêcher d'agir.

      – Ah! j'ai bien fait tout ce que j'ai pu pour cela, je vous le jure!

      – Toujours le même système! Mais je ne veux pas qu'on se moque de nous. Il importe que paysans et bourgeois perdent tout espoir de nous résister impunément. Nous avons eu trois hommes hors de combat. Si vous persistez tous dans votre silence, trois d'entre vous seront exécutés. Trois autres iront en prison au delà du Rhin. Vingt maisons seront brûlées. Je vous accorde un quart d'heure pour réfléchir. Allez.»

      On emmenait déjà Rouillon. Mais il avait beaucoup réfléchi en quelques minutes.

      «Mon commandant, dit-il à voix basse après s'être assuré d'un coup d'oeil que Madeleine n'était plus là, ne pourrais-je vous parler