de loin; et elle reconnut vite cette allure franche, cette figure énergique et cordiale, cette fine moustache brune. Un nom lui vint sur les lèvres: André! En même temps, une inspiration lui traversa l'esprit.
«Chut!» fit-elle, un doigt devant les lèvres, au moment où il arrivait sous la fenêtre et se disposait à lui adresser la parole.
Elle ajouta tout bas, penchée sur la barre d'appui:
«Attendez un peu, là, dans l'ombre!»
Elle s'assura que son père et Rouillon causaient encore dans la cour, chercha sur l'étagère, y trouva un bout de papier, un crayon, et hâtivement écrivit ces mots:
«Dans une heure, sans qu'on vous voie, venez au jardin; et attendez-nous près de la rivière, sous les charmilles. Ma mère et moi, nous vous y rejoindrons. C'est très grave.»
Elle plia le papier, souffla la lumière, revint à la fenêtre, puis, personne ne les observant, laissa tomber le petit billet dans la rue et fit signe au jeune homme, dès qu'il l'eut ramassé, de s'éloigner sans retard.
Il était temps. A peine avait-il disparu, qu'elle entendit le bruit des pas et des voix au rez-de-chaussée. Rouillon se décidait à prendre congé.
Elle le regarda s'éloigner à son tour. Quand elle l'eut vu, de loin, rentrer chez lui, elle ralluma son bougeoir et redescendit l'escalier.
VII
«Ah! te voilà maintenant, fit son père; je gage que tu sais pourquoi l'ami Rouillon est venu.
– C'est vrai. Je m'en doutais. J'ai écouté, j'ai entendu.
– Cela simplifie tout. Hein! quel brave garçon! Comme il t'aime! Sa voix tremblait. Il n'est pas commode avec tout le monde, ce gaillard-là; mais toi, tu feras de lui ce que tu voudras. Sais-tu qu'il a plus de deux cent mille francs, tandis que nous n'avons que des dettes? Heureusement notre plus gros créancier, c'est lui. Quand Linette m'a annoncé tout à l'heure qu'il avait à me parler, j'ai eu froid dans le dos. D'un trait de plume, il peut nous mettre sur le pavé.
– Vous me conseillez donc de l'épouser, et vous pensez que je n'y aurai aucune répugnance?
– Dame! c'est un parti superbe, inespéré; et que pourrais-tu lui reprocher, Lucile? répondit Fraisier avec volubilité, comme s'il éprouvait inconsciemment le besoin de pallier à ses propres yeux ce qu'il y avait d'égoïste et d'un peu vil dans sa pensée et dans sa conduite.
– Ce que je lui reproche, père, je vais vous le dire. C'est qu'il vous a prêté de l'argent pour vous tenir en son pouvoir, pour vous ôter la faculté de lui refuser ma main, pour me contraindre d'être à lui. Prétendrez-vous qu'il n'ait pas fait ce calcul? Je sens, je suis sûre qu'il l'a fait. Eh bien! c'est lâche. Je ne puis aimer un tel homme. Fût-il vingt fois plus riche, il ne me serait pas moins odieux.
– Comment? tu lui sais mauvais gré de m'avoir aidé, et tu lui fais un crime de t'adorer! Lucile, c'est de la folie. Tu ne le connais pas. On t'aura dit du mal de lui. On le jalouse, à cause de sa fortune rapide. Mais François Rouillon est un honnête homme, je te l'affirme; et il n'est point du tout un homme à mépriser. Tu reviendras à de meilleurs sentiments sur son compte. Il faut être juste, au moins.
– Père, j'ai toujours respecté vos volontés. Pardonnez-moi si je résiste aujourd'hui. Il y va de toute ma vie. Quel que puisse être le caractère de M. Rouillon, j'ai pour lui une antipathie insurmontable. Il me rendrait malheureuse, et je ne le rendrais pas heureux. Ce mariage ne doit pas se faire.»
Fraisier était anéanti. Qu'allaient-ils devenir tous? Que dirait, que ferait Rouillon?
«Malheureuse! s'écria le pauvre homme, tu veux donc notre ruine!»
Mme Fraisier intervint:
«Constant, laisse Lucile s'expliquer avec moi. Tu vois bien qu'elle est énervée ce soir. Demain, nous causerons tous les trois à tête reposée.»
Fraisier se leva sans répondre et se mit à marcher de long en large, désorienté, furieux, perplexe. Puis, machinalement, il alla fermer le magasin, sortit en ruminant des projets confus; et bientôt il se retrouvait au café, où on l'attendait pour finir et régler une partie interrompue. Le démon du jeu reprit possession de ce faible cerveau.
«Sa mère lui fera entendre raison,» se dit-il.
Et il remit au lendemain les affaires sérieuses.
VIII
«Ma pauvre Lucile!» fit douloureusement Mme Fraisier, en embrassant sa fille, quand il les eut laissées seules.
Sous ses bandeaux plats de cheveux grisonnants, Mme Fraisier était restée la femme tendre et un peu romanesque, qui naguère avait passionnément aimé son mari. N'ayant pu le tenir longtemps en haute estime, délaissée, ruinée par lui, elle ne vivait plus maintenant que pour ses deux enfants.
«Sois tranquille, mère! lui répondit Lucile; je saurai me défendre.»
Et l'entraînant doucement au jardin, baigné des calmes rayons blancs, la jeune fille s'achemina avec elle vers la rivière, par l'allée du milieu, entre les poiriers en quenouille, les ifs sombres et les hautes bordures de buis.
«Il ne faut pas désespérer, reprit-elle. Quelqu'un nous attend, là, sous les charmilles, qui nous donnera, j'en suis sûre, bon conseil et bon secours.
– Qui? André?
– Oui. J'ai pu le prévenir tout à l'heure, comme il passait devant la maison.
– Tu ne crains pas?..
– Avec toi et avec lui, mère, que puis-je craindre? Nous n'avons fait et ne ferons rien de mal. Tu sais comment, André et moi, nous nous aimons. En ta présence, avec ton assentiment, nous nous sommes engagés l'un envers l'autre, loyalement, pieusement, pour toujours. Nous resterons fidèles à notre parole, quoi qu'on fasse contre nous. C'est notre droit, c'est notre devoir. Regarde, voici André!»
Le jeune homme était devant elles.
«Un malheur vous est-il arrivé? leur dit-il précipitamment.
– Il est arrivé, affirma Lucile, ce qui devait arriver tôt ou tard.
François Rouillon a demandé ma main.
– Ah!.. c'est grave, en effet. Savez-vous exactement ce que M. Fraisier lui doit?
– Nous lui devons vingt mille francs, fit Mme Fraisier.
– Vingt mille francs! Je ne croyais pas la somme aussi forte. J'ai vendu mes terres un bon prix; mais, avec tout l'argent que j'ai pu réunir, je reste loin de compte. Il est vrai que la liquidation de votre magasin produirait quelque chose. Vous êtes décidés à céder le fond, n'est-ce pas?
– Il faudra bien que mon mari s'y résigne. Nous perdons de l'argent chaque année. Mais nous n'avons pas d'acquéreur, et une vente forcée serait désastreuse. Pour que la cession nous donne à peu près de quoi désintéresser M. Rouillon, il est indispensable qu'elle ait lieu dans de bonnes conditions. Nous irions vivre alors avec mes parents. Au moins, l'héritage de mon père ne serait pas compromis d'avance. Je voudrais sauver cela pour mes deux filles. Comment faire? Comment gagner du temps? M. Rouillon doit revenir dimanche; il exigera une réponse définitive. Un refus ferait immédiatement éclater l'orage.
– Mère, je suis incapable de ruser avec lui. Si je lui laissais la moindre espérance, je me croirais inexcusable.
– Lucile a raison, madame. Elle doit rester en dehors de cette affaire.
– Croyez-vous que ce soit possible?
– Si vous ne trouvez rien de mieux, dites qu'elle est trop jeune pour se marier maintenant.
– Il ne se paiera point d'une semblable défaite.
– Opposez donc la question de santé. Le docteur Farel vous est dévoué. Confiez-vous à lui. Qu'il ajourne le mariage à six mois, à un an! Que peut objecter Rouillon? D'ici là, nous aviserons.
– C'est encore le moyen