Dufriche, se jetant, tout en pleurs, aux pieds du commandant. Mon fils n'a rien fait. Ne le tuez pas!»
Il l'écarta avec impatience.
«La loi militaire est dure; je le regrette pour vous, madame. Mais il faut des exemples. La France nous a déclaré la guerre et ne veut pas accepter la paix. Que les Français en subissent toutes les conséquences!
– Monsieur, monsieur! je n'ai pas touché un fusil de ma vie, dit alors Toto Mousse affolé de terreur, avec des gestes de petit enfant qui supplie. J'ai toujours été pacifique, très pacifique, moi. Tout le monde le sait. Informez-vous. Je me suis fait remplacer pour ne pas me battre. J'aime les Allemands, mon général. Ce n'est pas moi qu'on doit punir. C'est injuste. Qu'on me laisse libre! Papa vous donnera tout ce que vous voudrez.
– Je ne veux rien de vous.
– Qu'on nous juge, au moins!» fit Savourny.
Il n'en put dire davantage. Les soldats poussèrent les trois condamnés vers la porte.
Mme Dufriche s'attachait aux vêtements de son fils, qui, interdit, stupéfait, s'avançait péniblement.
«Arrêtez! cria Madeleine qui venait d'entrer.
– Qu'on enferme les femmes!» dit le chef.
Mme Dufriche perdit connaissance. Madeleine résista, fut entraînée et enfermée dans le cellier.
XVIII
L'exécution eut lieu en haut de la côte, parmi les acacias nains d'une sablonnière abandonnée.
Victor Moussemond qui, pendant tout le trajet, n'avait cessé de parler, d'expliquer, d'implorer, eut un accès de colère folle quand il se vit perdu sans recours.
«Imbécile que je suis! hurlait le pauvre Toto. Dire que j'ai payé un homme pour partir à ma place! Et dire que cet homme n'attrapera peut-être pas une égratignure, tandis qu'on va me tuer comme un chien!»
Il se débattit violemment, voulut s'échapper. Il mordit les soldats, qui le frappèrent alors à coups de crosse, à coups de sabre, lui crachèrent à la figure et l'attachèrent contre un arbre en vociférant: Capout! capout!
L'un d'eux, parodiant la Marseillaise, se mit à chanter devant lui:
Qu'un sang impur abreuve vos sillons, Tas de cochons!..
«Ma pauvre mère!» murmurait Prosper Dufriche.
Et Savourny: «Ma pauvre enfant!»
Pénétrés du même sentiment, ils ajoutèrent presque ensemble: «Pauvre
France!»
Ils durent creuser eux-mêmes leur fosse.
Pendant ce temps, l'officier qui commandait le peloton lisait tout haut, en latin, dans un bréviaire qu'il avait tiré de sa poche, les prières des agonisants.
«Croyez-vous en Dieu? dit Prosper à l'instituteur.
– Espérons! fit celui-ci, les yeux levés vers le ciel. Il est impossible que la fin suprême ne soit pas justice et amour.»
Après l'exécution, les soldats tirèrent au sort les vêtements des morts.
Ils avaient amené là quelques bourgeois prisonniers, qu'ils voulaient terrifier par le spectacle de cette tuerie. Ils les forcèrent à enterrer les cadavres et à piétiner par-dessus pour niveler le sol.
XIX
Le lendemain, les Allemands quittèrent le pays. Ils emmenaient le maire et deux notables, la corde au cou, avec menace de les fusiller net, si la colonne était inquiétée en traversant les bois.
Plus de trente habitations avaient été incendiées. Onze personnes avaient succombé, entre autres le vieux Moussemond, l'huissier, le père de Victor; on le retrouva à moitié carbonisé près de son coffre-fort. En partant, l'ennemi tenta de brûler la maison Jorre, d'abord épargnée parce qu'une ambulance y avait été installée; mais le feu fut éteint, sans dégâts considérables.
La maison Fraisier avait été sauvée par un singulier hasard. Un chirurgien allemand, le brassard sur la manche, un flacon de pétrole dans la main gauche, un long pinceau dans la main droite, badigeonnait déjà les rayons du magasin, lorsque Constant Fraisier reconnut ce pétroleur pour un camarade de la vingtième année, qui, étudiant en médecine, avait logé à Paris, pendant quelques mois, sur le même palier que lui. En souvenir de l'ancien temps, l'homme au pinceau daigna protéger la famille et les biens de son ci-devant voisin.
Mais Lucile, brisée déjà par le départ d'André, fut, dans cette affreuse journée, assaillie de telles angoisses, qu'elle en tomba gravement malade.
Rouillon venait chaque matin prendre de ses nouvelles. Cette maladie le troublait, l'inquiétait au suprême degré. Il avait peu de remords d'ailleurs, n'ayant tué personne de sa main, et se croyant à l'abri de tout soupçon. Et puis, n'avait-il pas fallu sacrifier trois hommes? Autant ceux-là que d'autres! C'était un cas de légitime défense.
Il montrait, en outre, une activité étourdissante. Il faisait fonction de maire; et ce n'était pas une sinécure alors, Verval ayant sans cesse à héberger les détachements ennemis qui s'y succédaient régulièrement.
Les chefs descendaient chez Rouillon. Il s'appliquait à les satisfaire. Il admirait leur correction, leur politesse, et même, disait-il, leur sensibilité. Il s'extasiait sur la discipline de leurs soldats. Ah! ils ne ressemblaient guère à ces chenapans de francs-tireurs!
Il réussit à préserver la commune des réquisitions les plus onéreuses. Par son entremise, à dix lieues à la ronde, les fermiers vendaient leur bétail aux Allemands, et le vendaient un bon prix. Lui, il rachetait pour presque rien les peaux des bestiaux abattus.
Il gagna ainsi de fort jolies sommes et devint très populaire. N'avait-il pas eu cent fois raison de protester contre cette folle attaque du pont, si funeste à la petite ville? N'était-il pas devenu la providence du pays? Tout le monde en profitait. L'ennemi, quand on le laissait tranquille, était bon enfant.
On passait devant les ruines des maisons brûlées, sans plus y faire attention; et personne n'avait le loisir de songer aux morts.
XX
A l'inquiétude que lui causait la maladie de Lucile, Rouillon sentait parfois se mêler une obscure et farouche satisfaction. Si la jeune fille avait été profondément affectée, c'est que l'homme aimé par elle avait été atteint. Le rival heureux n'existait plus.
A certains moments, Rouillon en avait des accès de joie féroce et comme un redoublement de vitalité. Il ne faisait plus mystère de son amour; bien au contraire, il l'affichait sans réserve, prenant soin de compromettre Lucile par ses assiduités.
Cependant, l'état de la malade empirait. Allait-elle donc succomber? Mais alors ce serait lui, Rouillon, qui, par la mort du bien-aimé, l'aurait tuée, elle!
Cette idée maintenant le persécutait. Il en perdit l'appétit et le sommeil. Il fit venir de Neuville un médecin renommé. La jeune fille, que sa mère soignait admirablement, eut enfin une crise salutaire. Elle se trouva hors de danger.
La convalescence fut longue; et Lucile était encore bien frêle, bien pâle, pendant ce splendide mois de mai, dont le radieux soleil illumina de si tristes choses.
Son rétablissement ne fut complet que le jour où l'on eut des nouvelles d'André. Il écrivait du fond de l'Allemagne. Il était là prisonnier; là, il avait été, presque en même temps que Lucile, entre la vie et la mort. Une fièvre typhoïde avait failli l'emporter. Il se sentait assez bien maintenant, et il annonçait son prochain retour.
Au commencement de juillet, un an juste après la première démarche, Rouillon reparla du mariage à Constant Fraisier. Celui-ci répondit évasivement. Ses affaires allaient mal. Il était fort embarrassé, entre ce créancier tout-puissant et Lucile, qui, soutenue par sa mère, faisait la sourde oreille aux représentations les plus sages, aux supplications les plus pathétiques. Il louvoya tant qu'il put.