eines d'amour perdues / Comédie
NOTICE SUR PEINES D'AMOUR PERDUES
De toutes les pièces contestées à Shakspeare, voici celle que ses admirateurs auraient le plus facilement abandonnée; cependant cette pièce, imparfaite dans son ensemble et souvent faible dans ses détails, nous paraît un miroir où se réfléchit le véritable langage de la cour d'Élisabeth, cet esprit pédantesque du siècle, ce goût de controverse et de logique pointilleuse qui influait sur le ton de la société des savants comme du beau monde de l'époque.
Malgré ses défauts, la comédie de Peines d'amour perdues porte aussi l'empreinte du génie de Shakspeare dans plusieurs scènes et dans la conception de presque tous les personnages. Biron et Rosaline sont l'ébauche des caractères inimitables de Bénédick et de Béatrice dans Beaucoup de bruit pour rien. Don Adriano Armado est un fanfaron amusant; son petit page est bien réellement une poignée d'esprit; Nathaniel le curé, Holoferne le magister, donnent aussi lieu à plus d'une scène comique et originale. Il n'est pas jusqu'à Dull le constable, et Costard le paysan, qui ne contribuent à faire trouver grâce à cette pièce, qui appartient, selon toute apparence, à la jeunesse de Shakspeare.
Douce suppose que Shakspeare a emprunté le sujet de cette pièce à un roman français, et qu'il l'a placée en 1425 environ. Il est difficile d'établir d'une façon positive l'année de la composition de cette comédie, mais il est certain qu'elle a été écrite de 1587 à 1591.
FERDINAND, roi de Navarre.
BIRON, )
LONGUEVILLE,) seigneurs attachés
DUMAINE,) au roi.
BOYET,) seigneurs à la suite de la
MERCADE,) princesse de France.
DON ADRIEN D'ARMADO, original espagnol.
NATHANIEL, curé.
HOLOFERNE, maître d'école.
DULL, constable.
COSTARD, paysan bouffon.
MOTH, page de don Adrien d'Armado.
UN GARDE DE LA FORÊT.
LA PRINCESSE DE FRANCE.
ROSALINE, )
MARIE,) dames à la suite de la
CATHERINE,) princesse de France.
JACQUINETTE, jeune paysanne.
OFFICIERS ET SUITE DU ROI ET DE LA PRINCESSE.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
LE ROI. – Que la Renommée, objet de la poursuite de tous les hommes pendant leur vie, reste gravée sur nos tombeaux d'airain et nous honore dans la disgrâce de la mort! En dépit du temps, ce cormoran qui dévore tout, un effort, pendant l'instant où nous respirons, peut nous conquérir un honneur qui émoussera le tranchant de sa faux, et fera de nous les héritiers de toute l'éternité. Courage donc, braves vainqueurs, car vous l'êtes, vous qui faites la guerre à vos propres passions, et qui combattez l'immense armée des désirs du monde. – Notre dernier édit subsistera dans toute sa force, la Navarre deviendra la merveille du monde; notre cour sera une petite académie, adonnée au repos et à la contemplation. Vous trois, Biron, Longueville et Dumaine, vous avez fait serment de vivre avec moi pendant trois ans, compagnons de mes études, et d'observer les statuts qui sont rédigés dans cette cédule: vos serments sont prononcés; maintenant signez, et que celui qui violera le plus petit article de ce règlement voie son déshonneur écrit de sa propre main. Si vous êtes armés de courage pour exécuter ce que vous avez juré, signez votre grave serment, et observez-le.
LONGUEVILLE. – Je suis décidé: ce n'est qu'un jeûne de trois ans; si le corps souffre, l'âme jouira. Les panses trop bien remplies ont de pauvres cervelles, et les mets succulents, en engraissant les côtes, ruinent entièrement l'esprit.
DUMAINE. – Mon aimable souverain, Dumaine se mortifiera; il abandonne aux vils esclaves d'un monde grossier ses plaisirs plus grossiers encore: je renonce et je meurs à l'amour, à la richesse et aux grandeurs, pour vivre en philosophe avec eux et vous.
BIRON. – Je ne puis que répéter à mon tour la même protestation. J'ai déjà fait les mêmes voeux, mon cher souverain: j'ai juré de vivre, d'étudier ici trois années. Mais il y a d'autres pratiques rigides, comme de ne pas voir une seule femme jusqu'à ce terme, article qui, j'espère, n'est pas enregistré dans l'acte; de ne goûter d'aucune nourriture durant un jour entier de la semaine, et, les autres jours, de ne manger que d'un seul mets, autre point qui, j'espère, ne s'y trouve pas non plus; et encore de ne dormir que trois heures par nuit, sans jamais être surpris les yeux assoupis dans le jour (tandis que moi, ma coutume est de ne jamais songer à mal toute la nuit, et même de changer en nuit la moitié du jour), troisième clause qui, j'espère, n'est pas non plus mentionnée dans l'écrit. Oh! ce sont là des tâches bien arides, trop pénibles à remplir: ne pas voir les dames, étudier, jeûner et ne pas dormir!
LE ROI. – Votre serment de vous abstenir de ces trois points est prononcé.
BIRON. – Permettez-moi de répondre non, mon souverain. J'ai simplement juré d'étudier avec Votre Altesse, et de passer ici à votre cour l'espace de trois ans.
LE ROI. – Biron, avec cet article, vous avez juré les autres aussi.
BIRON. – Par oui et par non, mon prince; alors mon serment n'était pas sérieux. – Quel est le but de l'étude? Apprenez-le-moi.
LE ROI. – Quoi! c'est de savoir ce que nous ne saurions pas sans elle.
BIRON. – Voulez-vous parler des connaissances cachées et interdites à l'intelligence ordinaire?
LE ROI. – Oui; telle est la divine récompense de l'étude!
BIRON. – Allons, je veux bien jurer d'étudier, pour connaître la chose qu'il m'est interdit de savoir. – Par exemple, je veux bien étudier pour savoir où je pourrai dîner, lorsque les festins me seront expressément défendus. Et encore, pour savoir où trouver une belle maîtresse, quand les belles seront cachées à mes yeux. Ou bien, m'étant lié par un serment trop difficile à garder, je veux bien étudier l'art de l'enfreindre sans manquer à ma foi. Si tels sont les fruits de l'étude, et qu'il soit vrai qu'elle apprenne à connaître ce qu'on ne savait pas avant, je suis prêt à faire le serment, et jamais je ne me rétracterai.
LE ROI. – Vous venez justement de citer les obstacles qui détournent l'homme de l'étude, et qui donnent à nos âmes le goût des vains plaisirs.
BIRON. – Sans doute, tous les plaisirs sont vains: mais les plus vains de tous sont ceux qui, acquis avec peine, ne produisent pour fruit que la peine; comme de méditer péniblement sur un livre, pour chercher la lumière de la vérité, tandis que son éclat perfide ne sert qu'à aveugler la vue éblouie. La lumière, en cherchant la lumière, enlève la lumière à la lumière. Ainsi, les yeux perdent la vue avant de trouver une faible lueur dans les ténèbres. Étudiez-moi plutôt comment on peut charmer ses yeux, en les fixant sur des yeux plus beaux, qui, s'ils les éblouissent, servent du moins d'étoiles à l'homme qu'ils ont aveuglé. L'étude ressemble au radieux soleil des cieux, qui ne veut pas être approfondi par d'insolents regards: ces infatigables travailleurs n'ont jamais rien gagné qu'un vil renom fondé sur les livres d'autrui. Ces parrains terrestres des astres du ciel, qui donnent un nom à chaque étoile fixe, ne retirent pas plus de fruit de leurs brillantes nuits, que ceux qui se promènent à leur clarté sans les connaître: trop savoir, c'est ne connaître que la gloire, et tout parrain peut donner un nom.
LE ROI. – Comme il est savant en arguments contre la science!
DUMAINE. – Il est fort instruit dans l'art d'empêcher les autres de s'instruire.
LONGUEVILLE. – Il sarcle le bon grain et laisse croître l'ivraie.
BIRON. – Le printemps est proche, quand les oisons couvent.
DUMAINE. – Et la conséquence, quelle est-elle?
BIRON.