événemens politiques.
Je crois que nous en étions parties au commencement de décembre, et qu'en faisant ses préparatifs pour une absence de trois à quatre mois comme les autres années, ma grand'mère ne prévoyait nullement la chute prochaine de l'empereur et l'entrée des étrangers dans Paris. Il y était de retour, lui, depuis le 7 novembre, après la retraite de Leipzig. La fortune l'abandonnait. On le trahissait, on le trompait de toutes parts. Quand nous arrivâmes à Paris, le nouveau mot de M. de Talleyrand courait les salons: «C'est, disait-il, le commencement de la fin.» Ce mot, que j'entendais répéter dix fois par jour, c'est à dire par toutes les visites qui se succédaient chez ma grand'mère, me sembla niais d'abord, et puis triste, et puis odieux. Je demandai ce que c'était que M. de Talleyrand, j'appris qu'il devait sa fortune à l'empereur, et je demandai si son mot était un regret ou une plaisanterie. On me dit que c'était une moquerie et une menace, que l'empereur le méritait bien, qu'il était un ambitieux, un monstre. «En ce cas, demandai-je, pourquoi est-ce que ce Talleyrand a accepté quelque chose de lui?»
Je devais avoir bien d'autres surprises. Tous les jours j'entendais louer des actes de trahison et d'ingratitude. La politique des vieilles comtesses me brisait la tête. Mes études et mes jeux en étaient troublés et attristés.
Pauline n'était pas venue à Paris cette année-là; elle était restée en Bourgogne avec sa mère, qui, toute femme d'esprit qu'elle était, donnait dans la réaction jusqu'à la rage, et attendait les alliés comme le Messie. Dès le jour de l'an, on parla de Cosaques qui avaient franchi le Rhin, et la peur fit taire la haine un instant. Nous allâmes faire visite à une des amies de ma grand'mère vers le Château-d'Eau: c'était, je crois, chez Mme Dubois. Il y avait plusieurs personnes, et des jeunes gens qui étaient ses petits-fils ou ses neveux. Parmi ces jeunes gens, je fus frappée du langage d'un garçonnet de treize ou quatorze ans, qui, à lui seul, tenait tête à toute sa famille et à toutes les personnes en visite. «Comment, disait-il, les Russes, les Prussiens, les Cosaques sont en France et viennent sur Paris, et on les laissera faire? — Oui, mon enfant, disaient les autres, tous ceux qui pensent bien les laisseront faire. Tant pis pour le tyran, les étrangers viennent pour le punir de son ambition et pour nous débarrasser de lui. — Mais ce sont des étrangers! disait le brave enfant, et par conséquent nos ennemis. Si nous ne voulons plus de l'empereur, c'est à nous de le renvoyer nous-mêmes; mais nous ne devons pas nous laisser faire la loi par nos ennemis, c'est une honte. Il faut nous battre contre eux!» On lui riait au nez. Les autres grands jeunes gens, ses frères ou ses cousins, lui conseillaient de prendre un grand sabre et de partir à la rencontre des Cosaques. Cet enfant eut des élans de cœur admirables dont tout le monde se moqua, dont personne ne lui sut gré, si ce n'est moi, enfant qui n'osais dire un mot devant cet auditoire à peu près inconnu, et dont le cœur battait pourtant d'une émotion subite à l'idée enfin clairement énoncée devant moi du déshonneur de la France. «Oui, moquez-vous, disait le jeune garçon, dites tout ce que vous voudrez, mais qu'ils viennent, les étrangers, et que je trouve un sabre, fût-il deux fois grand comme moi, je saurai m'en servir, vous verrez, et tous ceux qui ne feront pas comme moi seront des lâches.»
On lui imposa silence, on l'emmena. Mais il avait fait au moins un prosélyte. Lui seul, cet enfant que je n'ai jamais revu et dont je n'ai jamais su le nom, m'avait formulé ma propre pensée. C'était tous des lâches ces gens qui criaient d'avance: Vivent les alliés! Je ne me souciais plus tant de l'empereur, car au milieu du dévergondage de sots propos dont il était l'objet, de temps en temps, une personne intelligente, ma grand'mère, mon oncle de Beaumont, l'abbé d'Andrezel ou ma mère elle-même, prononçait un arrêt mérité, un reproche fondé sur la vanité qui l'avait perdu. Mais la France! Ce mot-là était si grand à l'époque où j'étais née, qu'il faisait sur moi une impression plus profonde que si je fusse née sous la Restauration. On sentait l'honneur du pays dès l'enfance, pour peu qu'on ne fût pas né idiot.
Je rentrai donc fort triste et agitée, et mon rêve de la campagne de Russie me revint. Ce rêve m'absorbait et me rendait sourde aux déclamations qui fatiguaient mon oreille. C'était un rêve de combat et de meurtre. Je retrouvais mes ailes, j'avais une épée flamboyante, comme celle que j'avais vue à l'Opéra dans je ne sais plus quelle pièce, où l'ange exterminateur apparaissait dans les nuages8, et je fondais sur les bataillons ennemis, je les mettais en déroute, je les précipitais dans le Rhin. Cette vision me soulageait un peu.
Pourtant, malgré la joie qu'on se promettait de la chute du tyran, on avait peur de ces bons messieurs les Cosaques, et beaucoup de gens riches se sauvaient. Mme de Béranger était la plus effrayée; ma grand'mère lui offrit de l'emmener à Nohant, elle accepta. Je la donnais de grand'cœur au diable, car cela empêchait ma bonne maman d'emmener ma mère. Elle n'eût pas voulu mettre en présence deux natures si incompatibles. J'étais outrée de cette préférence pour une étrangère. S'il y avait réellement du danger à rester à Paris, c'était ma mère, avant tout, qu'il fallait soustraire à ce danger, et je commençais à faire le projet d'entrer en révolte et de rester avec elle pour mourir avec elle s'il le fallait.
J'en parlai à ma mère, qui me calma. «Quand même ta bonne maman voudrait m'emmener, me dit-elle, moi je n'y consentirais pas. Je veux rester auprès de Caroline, et plus on parle de dangers à courir, plus c'est mon devoir et ma volonté; mais tranquillise-toi, nous n'y sommes pas. Jamais l'empereur, jamais nos troupes ne laisseront approcher les ennemis de Paris. Ce sont des espérances de vieille comtesse. L'empereur battra les Cosaques à la frontière, et nous n'en verrons jamais un seul. Quand ils seront exterminés, la vieille Béranger reviendra pleurer ses Cosaques à Paris, et j'irai te voir à Nohant.»
La confiance de ma mère dissipa mes angoisses. Nous partîmes le 12 ou le 13 janvier. L'empereur n'avait pas encore quitté Paris. Tant qu'on le voyait là, on se croyait sûr de n'y jamais voir d'autres monarques, à moins que ce ne fût en visite et pour lui baiser les pieds.
Nous étions dans une grande calèche de voyage dont ma grand'mère avait fait l'acquisition, et madame de Béranger, avec sa femme de chambre et sa petite chienne nous suivait dans une grande berline à quatre chevaux. Notre équipage déjà si lourd était leste en comparaison du sien. Le voyage fut assez difficile. Il faisait un temps affreux. La route était couverte de fourgons, de munitions de campagne de toute espèce. Des colonnes de conscrits, de volontaires se croisaient, se mêlaient bruyamment et se séparaient aux cris de Vive l'empereur! vive la France! Madame de Béranger avait peur de ces rencontres fréquentes, au milieu desquelles nos voitures ne pouvaient avancer. Les volontaires criaient souvent: Vive la nation! et elle se croyait en 93. Elle prétendait qu'ils avaient des figures patibulaires et qu'ils la regardaient avec insolence. Ma grand'mère se moquait un peu d'elle à la dérobée, mais elle était très dominée par elle et ne la contredisait jamais ouvertement.
Dans la Sologne, nous rencontrâmes des soldats qui paraissaient venir de loin, d'après leurs vêtemens en guenilles et leur air affamé. Etaient-ce des détachemens rappelés d'Allemagne ou repoussés de la frontière? Ils nous le dirent; je ne m'en souviens plus. Ils ne mendiaient point; mais lorsque nous allions au pas dans les sables détrempés de la Sologne, ils pressaient nos voitures d'un air suppliant. Qu'est-ce qu'ils veulent donc? dit ma grand'mère. Ces pauvres gens mouraient de faim et avaient trop de fierté pour le dire. Nous avions un pain dans la voiture, je le tendis à celui qui se trouvait le plus à ma portée. Il poussa un cri effrayant et se jeta dessus, non avec les mains, mais avec les dents, si violemment que je n'eus que le temps de retirer mes doigts, qu'il eût dévorés. Ses compagnons l'entourèrent, et mordirent à même ce pain qu'il rongeait comme eût pu le faire un animal. Ils ne se disputaient pas, ils ne songeaient point à partager, ils se faisaient place les uns aux autres pour mordre dans la proie commune, et ils pleuraient à grosses larmes. C'était un spectacle navrant, et je ne pus me retenir de pleurer aussi.
Comment, au cœur de la France, dans un pays pauvre, il est vrai, mais que la guerre n'avait pas dévasté et où la disette n'avait pas régné cette année-là, nos pauvres soldats expiraient-ils de faim sur une grande route? Voilà ce que j'ai vu et ne puis expliquer. Nous vidâmes le coffre