Жорж Санд

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)


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Son père était chapelier et gagnait assez d'argent, surtout dans les foires, où il allait vendre des chapeaux à pleines charretées aux paysans. Sa femme, pour aider à son débit, tenait ramée dans les foires; mais ils avaient beaucoup d'enfans, et de la gêne, par conséquent.

      Ursule ne pouvait supporter sans se plaindre le changement annuel de régime et d'habitudes. On pensa que le richement menaçait de lui tourner la tête, on commença à regretter de lui avoir fait manger son pain blanc le premier, et on parla de la reprendre et de la mettre en apprentissage pour lui donner une profession. Je ne voulais pas entendre parler de cela, et ma grand'mère hésita quelque temps. Elle avait quelque désir de garder Ursule, disant qu'un jour elle pourrait gouverner ma maison et s'y rendre utile en ne cessant pas d'être heureuse: mais il y avait du temps jusque-là; on ne savait ce qui pourrait arriver, et Ursule n'était pas d'un caractère à être jamais une fille de chambre. Elle avait trop de fierté, de franchise et d'indépendance pour faire penser qu'elle se plierait à faire des volontés des autres pour de l'argent. Il lui fallait une fonction et non un service domestique. C'était donc une position à lui assurer dans une famille qu'elle aimerait et dont elle serait aimée. Si, par quelque événement imprévu, la nôtre venait à lui manquer, que deviendrait-elle sans profession acquise, et avec l'habitude du bien-être? Mlle Julie pensait judicieusement que la pauvre enfant serait horriblement malheureuse, et elle insista pour qu'on ne la laissât pas plus longtemps s'accoutumer à ce chez nous dont le souvenir la tourmentait si fort en notre absence. Ma grand'mère céda, et il fut décidé qu'Ursule s'en irait tout à fait au moment où nous repartirions pour Paris, mais que, jusque-là, on ne ferait part de cette résolution ni à elle ni à moi, afin de ne pas troubler notre bonheur présent. C'était, en effet, la fin de mon bonheur qui approchait. En même temps qu'Ursule, je devais bientôt perdre la présence de ma mère et tomber sous le joug et dans la société des femmes de chambre.

      Cet été de 1812 fut donc encore sans nuage, Tous les dimanches, les trois sœurs d'Ursule venaient passer la journée avec nous. L'aînée, qu'on appelait de son nom de famille féminisé, selon la coutume du pays, était une bonne personne d'une beauté angélique, à laquelle j'ai conservé une grande sympathie de cœur. Elle nous chantait des rondes, nous enseignait le cob, la marelle, les évalines, le traîne-balin, l'aveuglat6, enfin tous les jeux de notre pays, dont le nom est aussi ancien que l'usage, et qu'on ne retrouverait même pas tous dans l'immense nomenclature des jeux d'enfans rapportés dans le Gargantua. Toutes ces amusettes nous passionnaient. La maison, le jardin et le petit bois retentissaient de nos jeux et de nos rires: mais, vers la fin de la journée, j'en avais assez, et, s'il avait fallu passer ainsi deux journées de suite, je n'aurais pas pu y tenir. J'avais déjà pris l'habitude du travail, et je souffrais d'une sorte d'ennui indéfinissable au milieu de mes amusemens. Pour rien au monde, je ne me serais avoué à moi-même que je regrettais ma leçon de musique ou d'histoire, et pourtant elle me manquait. A mon insu, mon cerveau, abandonné à la dérive au milieu de ces plaisirs enfantins et de cette activité sans but, arrivait à la satiété, et n'eût été la joie de revoir ma chère Godignonne, j'aurais désiré, le dimanche soir, que les sœurs d'Ursule ne revinssent pas le dimanche suivant, mais le dimanche suivant ma gaîté et mon ardeur au jeu revenaient dès le matin et duraient encore une partie de la journée.

      Nous eûmes cette année-là une nouvelle visite de mon oncle de Beaumont, et la fête de ma bonne maman fut de nouveau préparée avec des surprises. Nous n'étions déjà plus assez naïfs et assez confians en nous-mêmes pour désirer de jouer la comédie, mon oncle se contenta de faire des couplets sur l'air de la Pipe de tabac que je dus chanter à déjeuner en présentant mon bouquet. Ursule eut un long compliment en prose moitié sérieux, moitié comique, à dégoiser; Hippolyte dut jouer, sans faire une seule faute, le menuet de Fischer sur le flageolet, et même il eut l'honneur, ce jour-là, de soufler et de cracher dans le flageolet d'ébène de Deschartres.

      Les visites que nous recevions et que nous rendions me mettaient en rapport avec de jeunes enfans qui sont restés les amis de toute ma vie. Le capitaine Fleury, dont il est question dans les premières lettres de mon père, avait un fils et une fille. La fille, charmante et excellente personne, est morte peu d'années après son mariage, et son frère Alphonse est resté un frère pour moi. M. et Mme Duvernet, les amis de mon père et les compagnons de ses joyeux essais dramatiques en 1797, avaient un fils que je n'ai guère perdu de vue depuis qu'il est au monde, et que j'appelle aujourd'hui mon vieux ami. Enfin, notre plus proche voisin habitait et habite encore un joli château de la renaissance, ancienne appartenance de Diane de Poitiers. Ce voisin, M. Papet, amenait sa femme et ses enfans passer la journée chez nous, et son fils Gustave était encore en robe quand nous fîmes connaissance. Voilà trois pères de famille, plus jeunes que moi de quelques années, que j'ai connus en petits jupons et en bourrelet, que j'ai pris dans mes bras déjà robustes pour leur faire cueillir des cerises aux arbres de mon jardin, qui m'ont tyrannisée des journées entières (car, dès mon enfance, j'ai aimé les petits enfans avec une passion maternelle), et qui souvent, depuis, se sont crus pourtant plus raisonnables que moi. Les deux aînés sont déjà un peu chauves, et moi je grisonne. J'ai peine aujourd'hui à leur persuader qu'ils sont des enfans, et ils ne se souviennent plus des innombrables méfaits que j'ai à leur reprocher. Il est vrai que des amitiés de quarante ans ont pu réparer bien des sottises, robes déchirées, joujoux cassés, exigences furibondes. J'en passe, et des meilleures! C'était un peu ma faute, et je ne pouvais pas m'empêcher de rire avec mon frère et Ursule de leurs turpitudes.

      Il n'y avait pas si longtemps que nous les trouvions charmantes à commettre pour notre propre compte.

      Au milieu de nos jeux et de nos songes dorés, les nouvelles de Russie vinrent, à l'automne, jeter de notes lugubres et faire passer sous nos yeux hallucinés des images effrayantes et douloureuses. Nous commencions à écouter la lecture des journaux, et l'incendie de Moscou me frappa comme un grand acte de patriotisme. Je ne sais pas aujourd'hui s'il faut ainsi juger cette catastrophe. La manière dont les Russes nous faisaient la guerre est à coup sûr quelque chose d'inhumain et de farouche qui ne peut avoir d'analogue chez les nations libres. Dévaster ses propres champs, brûler ses maisons, affamer de vastes contrées pour livrer au froid et à la faim une armée d'invasion serait héroïque de la part d'une population qui agirait ainsi de son propre mouvement. Mais le czar russe qui ose dire, comme Louis XIV: L'État, c'est moi! ne consultait point les populations esclaves de la Russie. Il les arrachait de leurs demeures, il dévastait leurs terres, il les faisait chasser devant ses armées comme de misérables troupeaux, sans les consulter, sans s'inquiéter de leur laisser un asile, et ces malheureux eussent été infiniment moins opprimés, moins ruinés et moins désespérés par notre armée victorieuse qu'ils ne le furent par leur propre armée, obéissant aux ordres sauvages d'une autorité sans merci, sans entrailles, sans notion aucune du droit humain.

      En supposant que Rostopchin eût pris conseil, avant de brûler Moscou, de quelques riches et puissantes familles, la population de cette vaste cité n'en eut pas moins l'obligation de subir le sacrifice de ses maisons, et de ses biens, et il est permis de douter qu'elle y eût consenti unanimement si elle eût pu être consultée, si elle eût eu des réclamations à faire entendre, des droits à faire valoir. La guerre de Russie, c'est le navire battu de l'orage qui jette à l'eau sa cargaison pour alléger son lest; le czar, c'est le capitaine; les ballots qu'on submerge, c'est le peuple; le navire qu'on sauve, c'est la politique du souverain. Si jamais autorité a méprisé profondément et compté pour rien la vie et la propriété des hommes, c'est dans les monarchies absolues qu'il faut aller chercher l'idéal d'un pareil système.

      Mais l'autorité de Napoléon recommença, dès le moment de nos désastres en Russie, à représenter l'individualité, l'indépendance et la dignité de la France. Ceux qui en jugèrent autrement pendant la lutte de nos armées avec la coalition tombèrent dans une erreur fatale. Les uns, ceux qui se préparaient à trahir, commirent sciemment un mensonge envers la conscience publique: d'autres, les pères du libéralisme naissant, y tombèrent probablement de bonne foi. Mais, l'histoire commence à faire justice de leur rôle en cette