Жорж Санд

Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)


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moi. C'est un tapis Louis XV avec des ornemens qui, tous, avaient un nom et un sens pour nous. Tel rond était une île, telle partie du fond un bras de mer à traverser. Une certaine rosace à flammes pourpres était l'enfer, de certaines guirlandes étaient le paradis, et une grande bordure représentant des ananas était la forêt Hercynia. Que de voyages fantastiques, périlleux ou agréables nous avons faits sur ce vieux tapis avec nos petits pieds! La vie des enfans est un miroir magique. Ceux qui ne sont pas initiés n'y voient que les objets réels. Les initiés y trouvent toutes les riantes images de leurs rêves; mais un jour vient où le talisman perd sa vertu, ou bien la glace se brise, et les éclats sont dispersés pour ne jamais se réunir.

      Tel fut pour moi l'éparpillement de toutes les personnes et de presque toutes les choses qui remplirent ma vie de Paris jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans. Ma grand'mère et tous ses vieux amis des deux sexes moururent un à un. Mes relations changèrent. Je fus oubliée, et j'oubliai moi-même une grande partie des êtres que j'avais vus tous les jours pendant si longtemps. J'entrai dans une nouvelle phase de ma vie; qu'on me pardonne donc de trop m'arrêter dans celle qui a disparu pour moi tout entière.

      Je voyais de temps en temps les neveux de mon père et la nombreuse famille qui se rattachait à l'aîné surtout, René, celui qui habitait le joli petit hôtel de la rue de Grammont. Je n'ai encore rien dit de ses enfans, afin de ne pas embrouiller mon lecteur dans cette complication de générations; et, au reste, je n'ai rien à dire de son fils Septime, que j'ai peu connu et qui ne m'était point sympathique. Le rêve de ma grand'mère était de me marier avec lui ou avec son cousin Léonce, fils d'Auguste. Mais je n'étais pas un parti assez riche pour eux, et je crois que ni eux ni leurs parens n'y songèrent jamais. Les propos des bonnes me mirent de bonne heure, malgré moi, au courant de rêveries de ma bonne grand'mère, et c'est une grande sottise de tourmenter les enfans par ces idées de mariage. Je m'en préoccupai longtemps avant l'âge où il eût été nécessaire d'y songer, et cela produisait en moi une grande inquiétude d'esprit. Léonce me plaisait, comme un enfant peut plaire à un autre enfant. Il était gai, vif et obligeant. Septime était froid et taciturne, du moins il me semblait tel parce que je me croyais destinée à lui plus particulièrement, ma grand'mère ayant plus d'amitié pour son père que pour celui de Léonce. Mais que ce fût Léonce ou Septime, j'avais une grande terreur de l'une ou de l'autre union, parce que, depuis la mort de mon père, leurs parens ne voyaient point ma mère et la maltraitaient beaucoup dans leur opinion.

      Je pensais donc que mon mariage serait le signal d'une rupture forcée avec ma mère, ma sœur et ma chère Clotilde, et j'étais dès-lors si soumise de fait à ma grand'mère, que l'idée de résister à sa volonté ne se présentait pas encore à mon esprit. J'étais donc toujours assez mal à l'aise avec tous les Villeneuve, quoique d'ailleurs je les aimasse beaucoup, et quelquefois, en jouant chez eux avec leurs enfans, il me venait des envies de pleurer au milieu de mes rires. Appréhensions chimériques, souffrances gratuites. Personne ne pensait alors à me séparer de ma mère, et ces enfans, plus heureux que moi, ne songeaient point à enchaîner leur liberté ou la mienne par le mariage.

      La sœur de Septime, Emma de Villeneuve, aujourd'hui Mme de la Roche-Aymon, était une charmante personne, gracieuse, douce et sensible, pour qui j'ai ressenti, dès mon enfance, une sympathie particulière. J'étais à l'aise avec elle, et pour peu qu'elle eût deviné les idées qui me tourmentaient, je lui aurais ouvert mon cœur au moindre encouragement de sa part. Mais elle était bien loin de penser qu'après avoir ri sur ses genoux et gambadé autour d'elle, je m'en allais pleine de mélancolie, et me reprochant en quelque sorte l'amitié que j'éprouvais pour mes parens paternels, pour ceux que l'on m'avait présentés comme les ennemis de ma mère.

      La mère d'Emma et de Septime, Mme René de Villeneuve, était une des plus jolies femmes de la cour impériale. Elle était, à cette époque, dame d'honneur de la reine Hortense. Je la voyais quelquefois, le soir, avec des robes à queue et des diadèmes à l'antique, ce qui m'éblouissait grandement: mais je la craignais, je ne sais pourquoi.

      René était chambellan du roi Louis. C'est un des hommes les plus aimables que j'aie connus. Je l'ai aimé comme un père jusqu'au moment où tout s'est brisé autour de moi. Et puis, sur ses vieux jours, il m'a appelée dans ses bras, et j'y ai couru de grand cœur: on ne boude pas contre soi-même.

      Hippolyte ne fit pas long feu dans la pension où Deschartres l'avait installée. Il y trouva des garçons aussi fous et encore plus malins que lui, qui développèrent si bien ses heureuses dispositions pour le tapage et l'indiscipline, que ma grand'mère, voyant qu'il travaillait encore moins qu'à Nohant, le reprit au moment de notre départ.

      C'est pendant l'hiver dont je viens de parler que se firent les immenses préparatifs de la campagne de Russie. Dans toutes les maisons où nous allions, nous rencontrions des officiers partant pour l'armée et venant faire leurs adieux à la famille. On n'était pas assuré de pénétrer jusqu'au cœur de la Russie. On était si habitué à vaincre qu'on ne doutait pas d'obtenir satisfaction par des traités glorieux aussitôt qu'on aurait passé la frontière et livré quelques batailles dans les premières marches russes. On se faisait si peu l'idée du climat, que je me souviens d'une vieille dame qui voulait donner toutes ses fourrures à un sien neveu, lieutenant de cavalerie, et cette précaution maternelle le faisait beaucoup rire. Jeune et fier dans son petit dolman pincé et étriqué, il montrait son sabre, et disait que c'était avec cela qu'on se réchauffe à la guerre. La bonne dame lui disait qu'il allait dans un pays toujours couvert de neige. Mais on était au mois d'avril: les jardins fleurissaient, l'air était tiède. Les jeunes gens, et les Français surtout, croient volontiers que le mois de décembre n'arrivera jamais pour eux. Ce fier jeune homme a pu regretter plus d'une fois les fourrures de sa vieille tante, lors de la fatale retraite.

      Les gens avisés, et Dieu sait qu'il n'en manque point après l'événement, ont prétendu qu'ils avaient tous mal auguré de cette gigantesque entreprise; qu'ils avaient blâmé Napoléon comme un conquérant téméraire: enfin, qu'ils avaient eu le pressentiment de quelque immense désastre. Je n'en crois rien, ou du moins je n'ai jamais entendu exprimer ces craintes, même chez les personnes ennemies, par système ou par jalousie, des grandeurs de l'empire. Les mères qui voyaient partir leurs enfans se plaignaient de l'infatigable activité de l'empereur, et se livraient aux inquiétudes et aux regrets personnels inévitables en pareil cas. Elles maudissaient le conquérant ambitieux; mais jamais je ne vis en elles le moindre doute du succès, et j'entendais tout, je comprenais tout à cette époque. La pensée que Napoléon pût être vaincu ne se présenta jamais qu'à l'esprit de ceux qui le trahissaient. Ils savaient bien que c'était le seul moyen de le vaincre. Les gens prévenus, mais honnêtes, avaient en lui, tout en le maudissant, la confiance la plus absolue, et j'entendais dire à une des amies de ma grand'mère: Eh bien! quand nous aurons pris la Russie, qu'est-ce que nous en ferons?

      D'autres disaient qu'il méditait la conquête de l'Asie, et que la campagne de Russie n'était qu'un premier pas vers la Chine. Il veut être le maître du monde, s'écriait-on, et il ne respecte les droits d'aucune nation. Où s'arrêtera-t-il? Quand se trouvera-t-il satisfait? C'est intolérable. Tout lui réussit.

      Et personne ne disait qu'il pouvait éprouver des revers, et faire payer cher à la France la gloire dont il l'avait enivrée.

      Nous revînmes à Nohant avec le printems de 1812; ma mère vint passer une partie de l'été avec nous, et Ursule, qui retournait tous les hivers chez ses parens, me fut rendue, à ma grande joie et à la sienne aussi. Outre l'affection qu'Ursule avait pour moi, elle adorait Nohant. Elle était plus sensible que moi à ce bien-être, et elle jouissait plus que moi de la liberté, puisque, sauf quelques leçons de couture et de calcul que lui donnait sa tante Julie, elle était livrée à une complète indépendance. Je dois dire qu'elle n'en abusait pas, et que, par caractère, elle était laborieuse. Ma mère lui apprenait à lire et à écrire, et, tandis que je prenais mes autres leçons avec Deschartres ou avec ma bonne maman, bien loin de songer à aller courir, elle restait auprès de ma mère qu'elle adorait et qu'elle entourait des plus tendres soins. Elle savait se rendre utile, et ma mère regrettait de n'avoir pas le moyen de l'emmener à Paris pendant l'hiver.

      Ce