grande discrétion, d'une douceur parfaite, et nous montraient une vive reconnaissance pour ce pauvre morceau de pain et ce verre de vin offerts en passant, sans cérémonie. Ils paraissaient touchés surtout de voir deux enfans leur faire les honneurs, et pour nous remercier, ils se groupaient en chœur et nous chantaient des tyroliennes qui me charmèrent. Je n'avais jamais entendu rien de semblable. Ces paroles étrangères, ces voix justes chantant en parties, et cette classique vocalisation gutturale qui marque le refrain de leurs airs nationaux étaient alors choses très nouvelles en France, et ce n'est pas sur moi seulement qu'elles produisirent de l'effet. Tous les prisonniers allemands internés dans nos provinces y furent traités avec la douceur et l'hospitalité naturelles autrefois au Berrichon; mais ils durent à leurs chants et à leur talent pour la valse plus de sympathie et de bons traitemens que la pitié ne leur en eût assuré. Ils furent les compagnons et les amis de toutes les familles où ils s'établirent: quelques-uns même s'y marièrent.
Je crois bien que cette année-là fut la première que je passai à Nohant sans Ursule. Probablement nous avions été à Paris pendant l'hiver, et, à mon retour, la séparation était un fait préparé et accompli, car je ne me rappelle pas qu'il ait amené de la surprise et des larmes. Je sais que cette année-là, ou la suivante, Ursule venait me voir tous les dimanches, et nous étions restées tellement liées, que je ne passais pas un samedi sans lui écrire une lettre pour lui recommander de venir le lendemain, et pour lui envoyer un petit cadeau. C'était toujours quelque niaiserie de ma façon, un ouvrage en perles, une découpure en papier, un bout de broderie. Ursule trouvait tout cela magnifique et en faisait des reliques d'amitié.
Ce qui me surprit et me blessa beaucoup, c'est que tout d'un coup elle cessa de me tutoyer. Je crus qu'elle ne m'aimait plus, et quand elle m'eut protesté de son attachement, je crus que c'était une taquinerie, une obstination, je ne sais quoi enfin; mais cela me parut une insulte gratuite, et, pour me consoler, il fallut qu'elle m'avouât que sa tante Julie lui avait solennellement défendu de rester avec moi sur ce pied de familiarité inconvenante. Je courus en demander raison à ma grand'mère, qui confirma l'arrêt en me disant que je comprendrais plus tard combien cela était nécessaire. J'avoue que je ne l'ai jamais compris.
J'exigeai qu'Ursule me tutoyât quand nous serions tête à tête; mais comme à ce compte elle n'eût pu guère prendre l'habitude qu'on lui imposait, et qu'elle fut grondée pour avoir laissé échapper en présence de sa tante quelque tu au lieu de vous en parlant à ma personne, je fus forcée de consentir à ce qu'elle perdît avec moi cette douce et naturelle familiarité. Cela me fit souffrir longtemps, et même j'essayai de lui donner de vous pour rétablir l'égalité entre nous. Elle en ressentit beaucoup de chagrin. «Puisqu'on ne vous défend pas de me tutoyer, me disait-elle, ne m'ôtez pas ce plaisir-là; car, au lieu d'un chagrin, ça m'en ferait deux.» Alors comme nous étions assez savantes pour nous amuser des mots de notre première enfance: «Tu vois, lui disais-je, ce que c'est que ce maudit richement, que tu voulais me faire aimer et que je n'aimerai jamais. Cela ne sert qu'à vous empêcher d'être aimé. — Ne croyez pas cela de moi, disait Ursule, vous serez toujours ce que j'aimerai le mieux au monde: que vous soyez riche ou pauvre, ça m'est bien égal.» Cette excellente fille, qui vraiment m'a tenu parole, apprenait l'état de tailleuse, où elle est devenue fort habile. Bien loin d'être paresseuse et prodigue, comme on craignait qu'elle ne le devînt, elle est une des femmes les plus laborieuses et les plus raisonnables que je connaisse.
Je crois me rappeler positivement maintenant que ma mère passa cet été-là avec moi et que j'eus du chagrin, parce que jusqu'alors j'avais couché dans sa chambre quand elle était à Nohant, et que pour la première fois cette douceur me fut refusée. Ma grand'mère me disait trop grande pour dormir sur un sofa, et, en effet, le petit lit de repos qui m'avait servi devenait trop court. Mais le grand lit jaune qui avait vu naître mon père et qui était celui de ma mère à Nohant (le même dont je me sers encore) avait six pieds de large, et c'était une fête pour moi quand elle me permettait d'y dormir avec elle. J'étais là comme un oisillon dans le sein maternel, il me semblait que j'y dormais mieux et que j'y avais de plus jolis rêves.
Malgré la défense de la bonne maman, j'eus pendant deux ou trois soirs la patience d'attendre, sans dormir, jusqu'à onze heures, que ma mère fût rentrée dans sa chambre. Alors je me levais sans bruit, je quittais la mienne sur la pointe de mes pieds nus, et j'allais me blottir dans les bras de ma petite mère, qui n'avait pas le courage de me renvoyer, et qui elle-même était heureuse de s'endormir avec ma tête sur son épaule. Mais ma grand'mère eut des soupçons, ou fut avertie par Mlle Julie, son lieutenant de police. Elle monta et me surprit au moment où je m'échappais de ma chambre: Rose fut grondée pour avoir fermé les yeux sur mes escapades. Ma mère entendit du bruit et sortit dans le corridor. Il y eut des paroles assez vives échangées, ma grand'mère prétendait que ce n'était ni sain, ni chaste, qu'une fille de neuf ans dormît à côté de sa mère. Vraiment elle était fâchée et ne savait pas ce qu'elle disait, car rien n'est plus chaste et plus sain, au contraire. J'étais si chaste quant à moi, que je ne comprenais même pas bien le sens du mot de chasteté. Tout ce qui pouvait en être le contraire m'était inconnu. J'entendis ma mère qui répondait: «Si quelqu'un manque de chasteté, c'est pour avoir de pareilles idées! C'est en parlant trop tôt de cela aux enfans qu'on leur ôte l'innocence de leur esprit, et je vous assure bien que si c'est comme cela que vous comptez élever ma fille, vous auriez mieux fait de me la laisser. Mes caresses sont plus honnêtes que vos pensées.»
Je pleurai toute la nuit. Il me semblait être attachée physiquement et moralement à ma mère par une chaîne de diamant que ma grand'mère voulait en vain s'efforcer de rompre, et qui ne faisait que se resserrer autour de ma poitrine jusqu'à m'étouffer.
Il y eut beaucoup de froideur et de tristesse dans les relations avec ma grand'mère pendant quelques jours. Cette pauvre femme voyait bien que plus elle essayait de me détacher de ma mère, plus elle perdait elle-même dans mon affection, et elle n'avait d'autre ressource que de se réconcilier avec elle pour se réconcilier avec moi. Elle me prenait dans ses bras et sur ses genoux pour me caresser, et je lui fis grand'peine la première fois en m'en dégageant et en lui disant: «Puisque ce n'est pas chaste, je ne veux pas embrasser.» Elle ne répondit rien, me posa à terre, se leva et quitta sa chambre avec plus de précipitation qu'elle ne paraissait capable d'en mettre dans ses mouvemens.
Cela m'étonna, m'inquiéta même après un moment de réflexion, et je n'eus pas de peine à la rejoindre dans le jardin; je la vis prendre l'allée qui longe le mur du cimetière et s'arrêter devant la tombe de mon père. Je ne sais pas si j'ai dit déjà que mon père avait été déposé dans un petit caveau pratiqué sous le mur du cimetière, de manière que la tête reposât dans le jardin et les pieds dans la terre consacrée. Deux cyprès et un massif de rosiers et de lauriers francs marquent cette sépulture, qui est aussi aujourd'hui celle de ma grand'mère.
Elle s'était donc arrêtée devant cette tombe qu'elle avait bien rarement le courage d'aller regarder, et elle pleurait amèrement. Je fus vaincue, je m'élançai vers elle, je serrai ses genoux débiles contre ma poitrine et je lui dis une parole qu'elle m'a bien souvent rappelée depuis: «Grand'mère, c'est moi qui vous consolerai.» Elle me couvrit de larmes et de baisers et alla sur-le-champ trouver ma mère avec moi. Elles s'embrassèrent sans s'expliquer autrement, et la paix revint pendant quelque temps.
Mon rôle eût été de rapprocher ces deux femmes et de les mener, à chaque querelle, s'embrasser sur la tombe de mon père. Un jour vint où je le compris et où je l'osai. Mais j'étais trop enfant à l'époque que je raconte pour rester impartiale entre elles deux: je crois même qu'il m'eût fallu une grande dose de froideur ou d'orgueil pour juger avec calme laquelle avait le plus tort ou le plus raison dans leurs dissidences, et j'avoue qu'il m'a fallu trente ans pour y voir bien clair et pour chérir presque également le souvenir de l'une et de l'autre.
Je crois que ce qui précède date de l'été 1813, je ne l'affirmerais pourtant pas, parce qu'il y a là une sorte de lacune dans mes souvenirs: mais, si je me trompe de date, il importe peu. Ce que je sais, c'est que cela n'est pas arrivé plus tard.
Nous fîmes un très