Il y eut une recul et une régression par rapport aux promesses initiales du congrès des soviets de Kharkiv. Le pouvoir réel s'avéra ne pas être dans les mains du gouvernement des soviets mais des forces militaires soviétiques russes. Shakhray, ministre [commissaire du peuple], protesta : « Qu'est-ce que c'est que ce gouvernement ukrainien qui recommande à ses membres de ne pas connaître et de ne pas apprendre la langue ukrainienne ? Il ne saurait influencer la société ukrainienne. Personne ne sait comment ils s'appellent. Qu'est-ce que c'est que ce « ministre ukrainien des armées » que je suis censé être quand les divisions de Kharkiv ne m'obéissent pas et que je suis obligé de les désarmer ? Le seul soutien militaire que nous avons contre la Rada Centrale est l'armée d'Antonov venue en Ukraine de Russie, une armée où l'on s'imagine que chaque ukrainien est un contre-révolutionnaire hostile. » (cité par Bojcun, Working Class, p. 327).
78 Le 9 mars 1918 le colonel von Stolzenberg écrit au Haut Commandement : « Il est très douteux que ce gouvernement, composé exclusivement d'opportunistes de gauche, soit à même d'établir une ferme autorité. » (Fedyshyn, p. 96).
[NdT : l'auteur veut sans doute ici, ironiquement, montrer que les mêmes termes, « opportunistes de gauche », étaient utilisés pour parler de la Rada Centrale en 1918 par les bolcheviks de Kharkov et par un colonel allemand. Dans la suite de l'article, nous allons voir que la caractérisation qu'en a donné le social-démocrate ukrainien Vynnychenko, qui en avait fait partie, était beaucoup plus dure ! ]
79 Vynnytchenko, Vidrodzhennia natsiii, vol. 3, p. 24.
80 Khrystiuk, Zamitky i materiali, tome III, p. 18.
[NdT : Le 28 avril 1918 l'Allemagne disperse les restes de la Rada Centrale et met au pouvoir l'hetman Skoropadsky et son « Etat Ukrainien », mais ayant une certaine sympathie des blancs de Russie en train de s'organiser militairement. L'hetman engage une politique de restauration de la grande propriété foncière qui, avec les prélèvements allemands, déclenche une insurrection paysanne généralisée, dans le cadre de laquelle se formera, dans les steppes du Sud-Est, l'armée anarchiste-communiste de Nestor Makhno.
Tel fut le contexte du congrès clandestin du POSDU le 10 mai. Il est significatif que ce soit à ce moment là que soit tranché le flou des formulations sur autonomie ou indépendance, au profit de l'indépendance, et que ce choix fut perçu comme un pas vers la gauche, relié à la révolution européenne.]
2 Lutte pour une République socialiste ukrainienne indépendante
2.1 Création des Nezalezhnyky et Sixième congrès du POSDU (1918-1919)
L'occupation austro-germanique effective coupe l'Ukraine du reste de l'ancien empire russe. Elle l'isole des excès du « communisme de guerre », tandis que la brutalité des armées d'occupation discrédite et la Rada Centrale, et son successeur l'Etat Ukrainien, en tant que représentant de l'idée nationale, aux yeux des ouvriers et des paysans. Par contre l'idée de la démocratie directe des conseils est préservée et trouve une nouvelle source de vie.1
La République populaire ukrainienne fut reconstituée en novembre 1918 sous la forme d'une coalition, le Directoire de l'UNR, mené par les figures opposées de Petlyura et Vynnychenko2. La « Révolution Ukrainienne de Novembre » fut conduite exclusivement par des forces national-révolutionnaires autochtones. » et dés le début il fut clair que les forces qui la soutenaient étaient bien plus à gauche que le Directoire.3 La majorité « soviétophile » des SR ukrainiens, les Borotbistes, déclarèrent d'emblée leur opposition et de larges secteurs de l'amrée - les gardes rouges – appuyaient le pouvoir des soviets. Avec l'espoir d'un réveil socialiste en Europe, la gauche pro-communiste du POSDU s'organisa en une fraction, le Comité d'Organisation du POSDU Nezalezhniky, mis en place début décembre 1918.4
Lors de la conférence d'Etat convoquée par le Directoire à Vynnytsia les 12-14 décembre Adviyenko intervient pour :
« 1. la reconnaissance qu'une profonde révolution socio-économique, aussi bien que politique, doit avoir lieu en Ukraine, 2. la reconnaissance que sa direction revient au prolétariat et à la paysannerie laborieuse, 3. en accord avec ces principes, la proclamation de la dictature des masses laborieuses sous la forme des conseils de députés ouvriers et paysans. »5
Ces positions soulevèrent l'opposition des dirigeants modérés et conservateurs de l'UNR6. Les Nezalezhnyky prirent aussi leurs distances envers les bocheviks du KP(b)U. Considérant qu'il n'était pas réellement ukrainien mais subordonné au RKP(B) [le PC russe bolchevik, ndt], ils se prononçaient contre la conception bolchevik du pouvoir ouvrier et paysan et de la dictature du prolétariat :
« C'est un parti qui ne vise pas la dictature du prolétariat et de la paysannerie révolutionnaire, mais la dictature d'une section du prolétariat et de son propre parti. Il est, par conséquent, profondément violent et il substitue à la violence prolétarienne contre la bourgeoisie la violence d'un petit groupe. »7
Il s'est révélé être « un parti hypocrite qui viole ses propres principes » et qui ne peut « avoir notre confiance jusqu'à ce qu'il soit transformé au plan de l'organisation et fusionne avec les intérêts du peuple laborieux ukrainien. »8 Ces critiques des Nezalezhnyky de 1918 anticipaient sur certains points celles de Gorter et Pannekoek et du KAPD en Allemagne et celles des oppositions communistes dans le RKP(B) dans les années 1920.9
Le renouvellement de l'UNR [Rada] fut accompagné d'un cours très réactionnaire, les éléments conservateurs se lançant dans les pogroms et dans une répression indiscriminée envers le mouvement paysan et ouvrier10. La classe moyenne et les éléments modérés, favorables à une démocratie parlementaire, furent prisonniers politiquement de ces éléments auxquels ils s'étaient liés11. Les deux conceptions, conseils ouvriers ou parlement, furent débattues au VI° congrès du POSDU, les 10-12 janvier 1919.
Richysky présenta la thèses Nezalezhnyky : la tache était de « transformer la République populaire ukrainienne souveraine et indépendante en une République socialiste ukrainienne souveraine et indépendante. »12 Le pouvoir doit être organisé selon le « principe d'une dictature du prolétariat urbain et rural et de la paysannerie laborieuse et pauvre, organisée en conseils ouvriers-paysans. »13 Sur les questions internationales, tout en défendant l'indépendance de l'Ukraine les Nezalezhnyky demandent :
« a) le rapprochement avec la République soviétique russe, sur la base de la reconnaissance mutuelle de la souveraineté de chaque république socialiste, d'une non-ingérence mutuelle complète dans leurs affaires intérieures, du retrait immédiat des troupes russes du territoire ukrainien (incluant la Crimée), de la non-ingérence dans les affaires intérieures ukrainiennes et, en cas de refus, d'une défense active de la République Socialiste Ukrainienne contre l'attaque impérialiste. »14