fondement véritable des phénomènes naturels. Ce travail de réflexion sur la philosophie de la nature s'étend maintenant à une durée d'un demi-siècle et il m'est bien permis de penser, dans ma soixante-sixième année, qu'il a acquis toute la maturité possible; je suis également certain que ce fruit mûr de l'arbre de la science ne subira plus de changement important ni de perfectionnement essentiel durant le peu d'années que j'ai encore à vivre.
J'ai déjà exposé toutes les idées essentielles et décisives de ma philosophie moniste et génétique, il y a de cela trente-trois ans, dans ma Morphologie générale des organismes, ouvrage prolixe, écrit dans un style lourd et qui n'a trouvé que très peu de lecteurs. C'était le premier essai en vue d'étendre la théorie de l'évolution, établie depuis peu, au domaine entier de la science des formes organiques. Afin d'assurer du moins le triomphe d'une partie des idées nouvelles, contenues dans ce premier ouvrage et afin, également, d'intéresser un plus grand nombre de personnes cultivées aux progrès les plus importants de la science en notre siècle, je publiai deux ans après (1868) mon Histoire naturelle de la création. Cet ouvrage, d'une forme plus aisée, ayant eu, malgré de grandes lacunes, la fortune de trouver neuf éditions et douze traductions en langues différentes, n'a pas peu contribué à répandre le système moniste. On en peut dire de même de l'anthropogénie (1874), moins lue, dans laquelle j'ai essayé de résoudre la tâche difficile de rendre accessibles et compréhensibles à un plus grand nombre de personnes instruites les faits essentiels de l'histoire de l'évolution humaine; la quatrième édition de cet ouvrage, remaniée, a paru en 1891. Quelques-uns des progrès importants et surtout précieux que cette partie essentielle de l'anthropologie a vu se réaliser en ces derniers temps, ont été mis en lumière dans la Conférence que j'ai faite en 1898, au quatrième Congrès international de Zoologie à Cambridge, «sur l'état actuel de nos connaissances en ce qui regarde l'origine de l'homme» (septième édition 1899). Quelques questions spéciales relatives à la philosophie de la nature dans son état actuel et qui offraient un intérêt particulier, ont été abordées dans mon «Recueil de Conférences populaires concernant la théorie de l'évolution» (1878). Enfin j'ai résumé les principes les plus généraux de ma philosophie moniste et ses rapports plus spéciaux avec les principales doctrines religieuses, dans ma «Profession de foi d'un naturaliste: le Monisme, trait d'union entre la religion et la science» (1892, huitième édition 1899).
Le livre que l'on va lire sur les Enigmes de l'Univers est un complément, une confirmation, un développement des convictions exposées dans les ouvrages ci-dessus, indiquées et défendues par moi depuis un nombre d'années qui représente déjà la durée d'une génération. Je me propose de terminer par là mes études de philosophie moniste. Un vieux projet nourri pendant bien des années, celui d'édifier tout un système de philosophie moniste sur la base de la doctrine évolutionniste, ne sera jamais mis à exécution. Mes forces ne suffisent plus à la tâche et bien des symptômes de la vieillesse qui s'approche me poussent à terminer mon œuvre. D'ailleurs je suis, sous tous les rapports, un enfant du XIXe siècle et je veux, le jour où il se terminera, apposer à mon travail le trait final.
L'incalculable étendue qu'a atteint en notre siècle la science humaine par suite de la division croissante du travail, nous laisse déjà pressentir l'impossibilité d'en posséder toutes les parties aussi à fond et d'en exposer la synthèse avec unité. Même un génie de premier ordre, (à supposer qu'il possédât à fond toutes les parties de la science et qu'il eût le don d'en faire l'exposé synthétique), ne serait cependant pas en état de fournir, dans les limites d'un volume de grosseur moyenne, un tableau total du «Cosmos». Quant à moi dont les connaissances, dans les diverses branches du savoir humain, sont très inégales et comportent beaucoup de lacunes, je ne pouvais songer à entreprendre qu'une tâche: esquisser le plan général de ce tableau de l'Univers et indiquer l'unité persistante à travers les parties, en dépit de la façon très inégale dont j'ai traité ces diverses parties. C'est pourquoi ce livre sur les énigmes de l'Univers n'offre guère que le caractère d'un «essai» dans lequel des études de valeurs très diverses ont été réunies en un tout. Quant à la rédaction, comme je l'ai commencée en partie il y a de cela bien des années, tandis que je ne l'ai terminée qu'en ces derniers temps, la forme en est malheureusement inégale; en outre, maintes répétitions ont été inévitables: je prie qu'on veuille bien m'en excuser.
Chacun des vingt chapitres qui composent ce livre est précédé d'une page dont le recto donne le titre tandis que le verso donne un court sommaire du chapitre. Les notes qui suivent relatives à la bibliographie n'ont pas la prétention d'épuiser la matière. Elles sont simplement destinées, d'une part, à mettre en relief, pour chaque question, les œuvres capitales s'y rapportant, d'autre part, à renvoyer le lecteur aux travaux récents qui semblent surtout propres à faciliter une étude plus approfondie de la question et à combler les lacunes de mon livre.
En prenant ainsi congé de mes lecteurs j'exprime un désir: puissé-je, par mon travail honnête et consciencieux et malgré toutes les lacunes dont j'ai conscience, avoir contribué par mon obole à la solution des énigmes de l'Univers!—et puissé-je avoir montré à quelques lecteurs consciencieux s'efforçant au milieu du conflit des systèmes vers la science rationnelle, ce chemin qui seul, d'après ma profonde conviction, conduit à la vérité, le chemin de l'étude empirique de la nature et de la philosophie dont elle est le fondement: la philosophie moniste.
Iéna, 2 avril 1899.
Ernest Haeckel.
CHAPITRE PREMIER
Comment se posent les énigmes de l'Univers.
Tableau général de la culture intellectuelle au XIXe siècle Le conflit des systèmes.—Monisme et Dualisme
Joyeux depuis bien des années,
Et zélé, l'esprit s'efforçait
De scruter, de saisir,
Comment la Nature vit en créant.
C'est la même, c'est l'éternelle Unité,
Qui, diversement, se manifeste;
Le petit se confond avec le grand, le grand avec le petit,
Chacun conformément à sa propre nature.
Toujours changeant, se maintenant invariable.
Près comme loin, loin comme près;
Ainsi créant des formes, les déformant,
C'est pour éveiller l'étonnement que j'existe.
Gœthe.
SOMMAIRE DU CHAPITRE PREMIER
Etat des connaissances humaines et de la conception de l'Univers à la fin du XIXe siècle.—Progrès accomplis dans la connaissance de la nature, organique et inorganique.—La loi de la substance et la loi d'évolution.—Progrès accomplis dans la technique et la chimie appliquée.—Etat stationnaire des autres domaines de la civilisation: administration de la Justice, organisation de l'Etat, l'école, l'église.—Conflit entre la raison et le dogme.—Anthropisme.—Perspective cosmologique.—Principes cosmologiques.—Réfutation du délire anthropiste des grandeurs.—Nombre des énigmes de l'Univers.—Critique des sept énigmes de l'Univers.—Voie qui mène à leur solution.—Activité des sens et du cerveau.—Induction et déduction.—La raison, le sentiment et la révélation.—La philosophie et la science.—L'empirisme et la spéculation.—Dualisme et monisme.
LITTÉRATURE
Ch. Darwin.—De l'origine des espèces par la sélection naturelle dans les règnes animal et végétal. Trad. E. Barbier.
G. Lamarck.—Philosophie