Ernst Haeckel

Les énigmes de l'Univers


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l'application de la vapeur et de l'électricité. Et si, par la photographie, nous nous rendons maîtres de la lumière solaire avec la plus grande facilité, nous procurant, en un instant, des tableaux fidèles de tel objet qu'il nous plaît; si la médecine, par le chloroforme et la morphine, par l'antiseptie et l'emploi du sérum, a adouci infiniment les souffrances humaines, nous devons tout cela à la chimie appliquée. A quelle distance, par ces découvertes techniques et par tant d'autres, nous avons laissé derrière nous les siècles précédents, c'est un fait trop connu pour que nous ayons ici besoin de nous y étendre davantage.

      Progrès des institutions sociales.—Tandis que nous contemplons avec un légitime orgueil les progrès immenses accomplis par le XIXe siècle dans la science et ses applications pratiques, un spectacle malheureusement tout autre et beaucoup moins réjouissant s'offre à nous si nous considérons maintenant d'autres aspects, non moins importants, de la vie moderne. A regret, il nous faut souscrire ici à cette phrase d'Alfred Wallace: «Comparés à nos étonnants progrès dans les sciences physiques et leurs applications pratiques, notre système de gouvernement, notre justice administrative, notre éducation nationale et toute notre organisation sociale et morale, sont restés à l'état de barbarie.» Pour nous convaincre de la justesse de ces graves reproches, nous n'avons qu'à jeter un regard impartial au milieu de notre vie publique, ou bien encore dans ce miroir que nous tend chaque jour notre journal, en tant qu'organe de l'opinion publique.

      Administration de la justice.—Commençons notre revue par la justice, le fundamentum regnorum: Personne ne prétendra que son état actuel soit en harmonie avec notre connaissance avancée de l'homme et du monde. Pas une semaine ne s'écoule sans que nous ne lisions des jugements judiciaires qui provoquent de la part du «bon sens humain», un hochement de tête significatif; nombre de décisions émanées de nos tribunaux supérieurs ou ordinaires semblent presque incroyables. Nous faisons abstraction, en traitant des énigmes de l'Univers, du fait que dans beaucoup d'États modernes, en dépit de la constitution écrite sur papier, c'est encore l'absolutisme qui règne en réalité, et que beaucoup «d'hommes de droit» jugent, non d'après la conviction de leur conscience, mais conformément au «vœu plus essentiel d'un poste proportionné». Nous préférons admettre que la plupart des juges et des fonctionnaires jugent en toute conscience et ne se trompent qu'en qualité d'êtres humains. Alors la plupart des erreurs s'expliqueront par une insuffisante préparation. Sans doute, l'opinion courante est que les juristes sont précisément les hommes ayant la plus haute culture; et c'est même précisément pour cela qu'ils sont choisis pour occuper les plus hauts emplois. Mais cette «culture juridique» tant vantée est presque toute formelle, aucunement réelle. Nos juristes n'apprennent à connaître que superficiellement l'objet propre et essentiel de leur activité: l'organisme humain et sa fonction la plus importante, l'âme. C'est ce dont témoignent, par exemple, les idées surprenantes que nous rencontrons chaque jour sur le «libre arbitre, la responsabilité» etc. Comme j'assurais un jour à un jurisconsulte éminent que la minuscule cellule sphérique aux dépens de laquelle tout homme se développe était douée de vie tout comme l'embryon de deux, de sept et même de neuf mois, il ne me répondit que par un sourire d'incrédulité. La plupart de ceux qui étudient la jurisprudence ne songent pas à s'occuper d'anthropologie, de psychologie et d'embryologie, qui sont cependant les conditions préalables de toute juste conception sur la nature de l'homme. Il est vrai que pour ces études, il ne reste «pas de temps»; ce temps, malheureusement n'est que trop pris par l'étude approfondie de la bière et du vin ainsi que par l'«annoblissant» exercice qui consiste à «prendre ses mesures»[2]. Le reste de ce précieux temps d'étude est nécessaire pour apprendre les centaines de paragraphes des codes, science qui met aujourd'hui le juriste à même d'occuper toutes les situations.

      Organisation de l'Etat.—Nous ne ferons ici qu'effleurer en passant le triste chapitre de la politique, car l'organisation déplorable de la vie sociale moderne est connue de tous et chacun peut chaque jour en ressentir les effets. Les imperfections s'expliquent en partie par ce fait que la plupart des fonctionnaires sont précisément des juristes, des hommes d'une culture toute de forme, mais dénués de cette connaissance approfondie de la nature humaine qu'on ne puise que dans l'anthropologie comparée et la psychologie moniste, dénués de cette connaissance des rapports sociaux, dont les modèles nous sont fournis par la zoologie et l'embryologie comparées, la théorie cellulaire et l'étude des protistes. Nous ne pouvons comprendre véritablement la «Structure et la Vie du corps social», c'est-à-dire de l'Etat, que lorsque nous possédons la connaissance scientifique de la «Structure et de la Vie» des individus dont l'ensemble constitue l'Etat et des cellules dont l'ensemble constitue l'individu[3]. Si nos «chefs d'Etat» et nos «représentants du peuple,» leurs collaborateurs, possédaient ces inappréciables connaissances préliminaires en biologie et anthropologie, nous ne trouverions pas chaque jour dans les journaux cette effrayante quantité d'erreurs sociologiques et de propos politiques de cabaret qui caractérisent, d'une façon regrettable, nos compte rendus parlementaires et plus d'un décret officiel. Le pis, c'est de voir l'Etat, dans un pays civilisé, se jeter dans les bras de l'Eglise, cette ennemie de la civilisation, et de voir aussi l'égoïsme mesquin des partis, l'aveuglement des chefs à la vue bornée, soutenir la hiérarchie. C'est alors que se produisent les tristes scènes que le Reichstag allemand nous met malheureusement sous les yeux, aujourd'hui, à la fin du XIXe siècle! les destinées de la nation allemande, nation civilisée, entre les mains du Centre ultramontain, dirigées par le papisme romain, qui est son plus acharné et son plus dangereux ennemi. Au lieu du droit et de la raison règnent la superstition et l'abêtissement. L'organisation de l'Etat ne pourra devenir meilleure que lorsqu'elle sera affranchie des chaînes de l'Eglise et lorsqu'elle aura amené à un niveau plus élevé, par une culture scientifique universellement répandue, les connaissances des citoyens, en ce qui touche au monde et à l'homme. D'ailleurs, la forme de gouvernement n'a ici aucune importance. Que la constitution soit monarchique ou républicaine, aristocratique ou démocratique, ce sont là des questions secondaires à côté de cette grande question capitale: L'Etat moderne, dans un pays civilisé, doit-il être ecclésiastique ou laïque? doit-il être théocratique, régi par des articles de foi anti-rationnels, par l'arbitraire cléricalisme, ou bien doit-il être nomocratique, régi par une loi raisonnable et un droit civil? Notre devoir essentiel est de former la jeunesse à la raison, d'élever des citoyens affranchis de la superstition et cela n'est possible que par une réforme opportune de l'Ecole.

      L'Ecole.—Ainsi que nous venons de le voir pour l'administration de la Justice et l'organisation de l'Etat, l'éducation de la jeunesse est bien loin de répondre aux exigences que les progrès scientifiques du XIXe siècle imposent à la culture moderne. Les sciences naturelles qui l'emportent tellement sur toutes les autres sciences et qui, à y regarder de près, ont absorbé en elles toutes les branches de la culture intellectuelle, ne sont encore considérées dans nos écoles que comme une étude secondaire ou reléguées dans un coin comme Cendrillon. Par contre, la plupart de nos professeurs regardent encore comme leur premier devoir d'acquérir une érudition surannée, empruntée aux cloîtres du moyen âge; au premier plan figurent le sport grammatical et cette «connaissance approfondie» des langues classiques qui absorbe tant de temps, enfin l'histoire extérieure des peuples. La morale, l'objet le plus important de la philosophie pratique, est négligée et remplacée par la confession de l'Eglise. La foi doit avoir le pas sur la science; non pas cette foi scientifique qui nous conduit à une religion moniste, mais cette superstition antirationnelle qui fait le fond d'un christianisme défiguré. Tandis que, dans nos écoles supérieures, les grandes conquêtes de la cosmologie et de l'anthropologie modernes, de la biologie et de l'embryologie contemporaines, ne sont que peu ou pas exposées, la mémoire des élèves est surchargée d'une masse de faits philologiques et historiques qui n'ont d'utilité ni pour la culture théorique, ni pour la vie pratique. Mais, d'autre part, les institutions vieillies et l'organisation des facultés, dans nos universités, répondent aussi peu que le mode d'enseignement dans les gymnases et les écoles primaires au degré d'évolution où est parvenue aujourd'hui la philosophie moniste.

      L'Eglise.—L'Eglise