Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

Cités et ruines américaines: Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal


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à l'horizon qui va s'éteindre dans le ciel, des miroitements lointains laissent deviner la mer.

      Après avoir traversé la Hoya, village pauvre et froid, placé comme étape pour les convois qui vont et reviennent de Mexico, le voyageur s'enfonce dans des gorges pittoresques et sauvages, qu'il serait difficile d'enlever à une poignée d'hommes résolus; la route s'ouvre alors sur des champs de lave refroidie, s'enfonce sous les sapins et débouche, par une descente rapide, sur le versant de l'Anahuac, en passant par las Bigas et Cruz Blanca. En cet endroit, le chemin se bifurque; à gauche, il mène à la ville de Perote; la droite conduit à Céruleum.

      En temps de guerre, les partis qui veulent éviter le fort de Perote, dont les feux défendent l'entrée de la ville, prennent cette dernière direction. La forteresse, bâtie par des ingénieurs américains, est une des plus importantes et la mieux construite du Mexique. Lors de la guerre de 1847, les Américains ne s'en emparèrent qu'avec difficulté. La ville de Perote est triste et déserte; les nuits y sont froides et glaciales, surtout en arrivant de Jalapa; le contraste est brusque, violent, inattendu; vous passez de la puissante végétation de la zone tempérée et des grandes forêts pleines de bruits et de chansons, à la plus désolante aridité; on se croirait transporté dans les steppes arides de la Russie.

      Il était tard quand, après avoir traversé la ville, nous arrivâmes au mezon de San Antonio, vaste enclos pour les mules, premier abri des caravanes qui s'engagent dans le désert.

      Nous étions harassés de fatigue, et, roulés dans nos couvertures, nous nous étendîmes autour des feux de bivouac allumés dans l'intérieur de la cour. À trois heures, tout se préparait pour le départ. Il régnait une animation extraordinaire; dans la demi-obscurité de la nuit, à la flamme vacillante des feux mourants, on voyait des multitudes d'hommes s'agiter et courir, tandis que des mules rétives fuyaient en tous sens les atteintes du lasso. Cependant le jour commençait à poindre, et la cime neigeuse de l'Orizaba se teignait rapidement d'une nuance pourpre qui du sommet s'étendit bientôt à la base. Ces levers de soleil sont splendides.

      L'intérieur du mezon offrit alors un curieux tableau: des milliers de mules, rangées par troupes ou atajos, attendaient, frissonnantes et les yeux bandés, que les ballots de marchandises, symétriquement rangés devant les énormes bâts qui les soutiennent, fussent hissés sur leur dos. C'étaient alors des luttes d'hommes et de bêtes, une mêlée, une foule incroyable, où les appels de l'un à l'autre, les cris, les jurons, les hennissements composaient un concert de clameurs impossibles.

      Les mules une fois chargées, la jument conductrice, la clochette au cou, prenait les devants, et chacune la suivait, ployant sous la charge, gémissant, lançant ruades et pétarades. Le défilé dura deux heures.

      Le désert de Perote s'étend sur un diamètre de vingt-cinq lieues au moins. Il n'a d'autre végétation que des nopals rabougris: de nombreuses trombes de poussière le sillonnent; le sol est semé de scories volcaniques et de ponces, coupé de marais couverts de canards et de nuées de bécassines; on y remarque de fréquents effets de mirage. Pour les voyageurs, comme pour les convois, deux pauvres villages se trouvent échelonnés dans la plaine; gîtes souvent assaillis par les voleurs, Tepeahualco et Ojo de Agua. Quelques kilomètres au delà, la contrée monte et perd cet aspect marécageux; les efflorescences salines ennemies de toute végétation disparaissent, et les sables se fertilisent jusqu'à présenter aux regards des champs d'orge rabougri, de maïs nains et de gigantesques agaves. La culture de cette dernière plante devient l'une des principales industries du pays, et la petite ville de Nopaluca n'offre, en fait de plantation et de culture, que de vastes champs d'aloès.

      Au sortir de Nopaluca, les convois n'avancent plus qu'avec défiance; des hommes à cheval éclairent leur marche et vont sonder à l'avant les plis du terrain: le front du majordome se rembrunit; nous approchons du Pinal et de la barranca Del Aguila. Vingt années de vol, de pillage et d'assassinat ont fait, des environs du Pinal, l'un des endroits le plus redouté de la république. Le terrain, brisé, hérissé de monticules, coupé de ravins, est essentiellement propice aux attaques à main armée; la route se perd dans ce dédale, et le voleur, surpris la main dans le sac ou le poignard sur la gorge de sa victime, a dix chances pour une d'échapper.

      Le paysage a toute la physionomie de sa triste réputation: à droite, les sommets dénudés de la Malincha étalent sur leurs flancs arides quelques fermes clair-semées; à gauche et devant vous, la plaine déserte s'étend à perte de vue, sans autre végétation que de grands magueyes, dont les profils sévères rompent seuls la monotonie désespérante. La route, toujours ensablée, semble retenir dans le sol mobile le pied du voyageur pressé de fuir ces lieux sombres; de distance en distance, des monticules de pierre surmontés de croix attristent l'âme par les réminiscences de leurs tableaux de mort et demandent à l'étranger tantôt un souvenir de commisération pour la victime et tantôt une prière de pardon pour l'assassin.

      La rencontre d'un corps de troupes nous permit de franchir le défilé sans crainte, et nous atteignîmes Amozoc sans accident.

      Quatre lieues au delà, nous traversons la Puebla de los Angeles, la seconde ville de la république, la plus propre et la mieux bâtie; son nom de ville des anges indique assez la tendance de ses mœurs et de son esprit. Centre d'action du parti clérical, les corporations religieuses et le clergé possèdent ou possédaient les trois quarts au moins des propriétés mobilières.

      Du haut de la colline de Guadalupe qui la domine, la ville étale, orgueilleuse, le panorama de ses quatre-vingts églises et de ses innombrables clochers. La cathédrale, immense édifice d'un style noble et sévère, le dispute en magnificence à celle de Mexico; la place est plus belle, mieux ornée, et, du milieu des arbres qui l'ombragent, l'œil peut se perdre sur les pics lointains du Popocatepetl et de l'Ixtaccihuatl. De magnifiques maisons aux corniches énormes, plaquées de faïences aux milles couleurs reproduisant soit des mosaïques, soit des figures humaines, témoignent de la richesse des habitants. Les deux forts de Loretto et de Guadalupe défendent et maîtrisent Puebla.

      En se dirigeant vers Mexico, les alentours de la ville sont peuplés de fabriques de rebozos, étoffe de coton, produit essentiellement mexicain. Le rebozo est une espèce d'écharpe étroite et longue, dans laquelle les femmes se drapent avec une certaine élégance. Puebla fournit cet article à la république et l'exporte jusque dans l'Amérique du Sud.

      Mais nous passons Rio Prieto, Puente Quebrado, de sinistre mémoire, et, laissant sur la gauche la pyramide de Cholula, nous arrivons à San Martin. En se rapprochant des montagnes, la plaine prend un aspect des plus riants; de nombreux villages dispersés çà et là donnent l'idée d'une grande population.

      Artificiellement arrosée par les cours d'eau de la Cordillère, cultivée comme un jardin, la terre n'offre partout que l'image d'une admirable fécondité. Le maïs, le froment, le frijol et la fève s'y succèdent tour à tour. Les gracieuses ondulations des blés, le bruissement de la brise dans les hauts maïs rappellent les cultures de France: moins déboisée, la plaine de Puebla offrirait le plus délicieux aspect.

      Avant d'arriver à Mexico, il nous reste à gravir toute la haute chaîne de Rio Frio.

      D'habitude, la route est gardée; de nombreuses escortes glissent ou bivouaquent dans les bois, car une fois le voyageur engagé dans les gorges, les hauts sapins sont remplis de terribles mystères, et souvent à la plainte du vent dans le feuillage sombre se mêlent les gémissements de victimes inconnues. Dans la partie la plus élevée de la sierra, quelques Indiens se sont groupés en village; presque tous occupés à l'abatage du bois dans la forêt, ils ne cultivent que des champs d'avoine et de seigle, qui mûrissent péniblement par cette latitude élevée.

      Un maître d'hôtel français tient table ouverte pour tous les voyageurs que la fatigue et la faim rendent ses tributaires. Le malheureux n'y fait point fortune, et le plus clair de ses bénéfices passe en impositions forcées, en dons involontaires sollicités par les sourires menaçants des chefs de bandes.