quelques milles pour étrangler le cours pittoresque d'une petite rivière perdant ses eaux dans le fond de la rade. Mais nous ne pouvions la voir. Nous distinguions seulement les plaques sombres des bois de sapins descendant dans la vallée. Une forêt de mâts, navires de guerre et bateaux pêcheurs, nous dérobait le premier plan.
Aussi bien, n'était-ce point par là que nos regards se sentaient d'abord attirés, mais vers le charmant tableau de cette ville dont les maisons prochaines trempaient leurs pieds dans les flots, tandis que les autres, de gradin en gradin, s'élevant jusqu'au faîte de la colline, semblaient se presser autour de la cathédrale catholique qui édifiait dans le ciel ses tours puissantes.
Heureux ceux qui ont passé là, et qui, sans quitter le pont du navire, ont conservé l'impression d'un si riant spectacle! Pour moi, qui ai vu de trop près le décor, je ne retrouverai sans doute plus mon admiration première que le jour où, laissant ce rivage, le vaisseau qui m'emportera me permettra de le contempler une suprême fois en lui disant adieu.
C'était donc le 1er juin. Cette date éveille en vous, à coup sûr, des sensations toutes différentes de celles qu'on éprouve ici à la même époque. Un mot alors, si vous le permettez, sur le climat et les saisons.
Tandis que les glaces s'échouaient sur le rivage, la neige elle-même, sur la terre, avait oublié de fondre en plusieurs endroits. La nature ne paraissait nullement songer au réveil. Cependant, le soleil commençait à réchauffer le sol humide de la fonte des neiges. Une sorte de vapeur tiède semblait comme flotter invisible dans l'atmosphère.
Et le lendemain, plus de soleil: le froid, le pardessus d'hiver, et les bourgeons restaient blottis sous leurs couvertures. Vers le 15 juin, les mieux abrités se hasardèrent tout de même à montrer le nez. Puis, encouragés par quelques jours de soleil, tout d'un coup, ils s'épanouirent en masse, et le 30 juin, tout était en fleur, tout était en feuilles.
C'était l'été succédant brusquement à l'hiver.
Mais un été perfide, avec des rayons brûlants ou des nuages glacials. Dès que le soleil était caché et que le vent soufflait, il fallait se couvrir.
«Patience! nous disait-on, patience: nous aurons bientôt l'été indien. Vous verrez comme il fait beau alors.»
Octobre arriva. Les pluies avaient cessé; le soleil, chaque matin, sortait des flots en secouant sa crinière d'or, éblouissante.
C'était l'automne: c'était l'été indien.
Cela dura environ deux mois, de la mi-septembre à la mi-novembre.
Puis le froid arriva peu à peu, bien que ce ne fût réellement qu'avec la nouvelle année que l'hiver sévit dans toute sa rigueur. Le vent, qui garde ici un empire éternel, nous l'apporta un jour, brusquement, tout enveloppé de neige.
Il faut vous dire que Terre-Neuve est la patrie du vent. Pour sûr le vieil Éole devait avoir, jadis, par là, quelque château. Il souffle toujours de quelque part et produit des amoncellements de neige prodigieux.
Mais où il devient dangereux, c'est lorsqu'il soulève en épais tourbillons cette neige si fine et cristallisée qui, à la lumière de la lune, semble une poussière de diamant. En un instant on est aveuglé et poudré de la tête aux pieds. Bien heureux lorsqu'en même temps on n'est pas obligé de lutter contre la tempête pour rester debout.
Pareille aventure m'est arrivée, pour la première fois, un soir de la semaine dernière. Grâce à Dieu, nous étions trois pour nous tirer d'affaire.
Un fait assez curieux, c'est qu'ici la neige ne tombe pour ainsi dire jamais en gros flocons. Il en est de même, m'a-t-on dit, dans les régions arctiques.
De temps en temps, l'aquilon se fait zéphyr. Les nuages laissent le champ libre au soleil, et alors c'est comme un mirage de printemps avec le ciel bleu pâle, l'Océan argenté de glace et les hautes falaises endormies sous leur blanche fourrure. Mais, tout à coup, le vent se déchaîne brutalement et passe, tout frissonnant des froides caresses de la neige.
On s'aperçoit alors que le thermomètre marque 20° Fahrenheit au-dessous de zéro, et que le port et la mer sont gelés. Puis on entend un coup de canon: c'est le steamer apportant le courrier d'Europe. Comment fera-t-il pour arriver jusqu'au quai, à travers cette croûte de glace épaisse d'un pied et demi?
Le spectacle vaut la peine d'être vu, et même d'être raconté.
Il faut faire la brèche. Pour cela, le navire comme un bélier battant une tour s'élance à toute vapeur contre l'obstacle. Il le pénètre environ de toute sa longueur, et puis la résistance devient trop forte, et il faut prendre un nouvel élan. Il se recule alors pour se précipiter de nouveau de toute sa force et de toute sa vitesse. Et l'attaque dure plus ou moins longtemps suivant l'éloignement du quai où doit accoster le bateau. Mettons, si vous voulez, qu'il faille une heure pour parcourir une étendue d'un demi-mille.
Vous vous imaginez sans peine que ce genre de navigation, qui rappelle le combat de don Quichotte contre les moulins à vent, exige des steamers d'une construction spéciale et d'une solidité à toute épreuve. Aussi les parois qui forment l'avant sont-elles de véritables murailles.
Lorsqu'un vapeur entre en rade dans de pareilles conditions, le côté pittoresque ne fait pas défaut. Une foule de curieux entoure le steamer ou fuit devant lui à mesure qu'il pénètre dans la glace. Le pauvre saint Pierre doit être bien honteux de sa frayeur, s'il voit tous les gamins qui courent ici sur les flots.
Je vous ai dit, tout à l'heure, que le thermomètre Fahrenheit était descendu jusqu'à 20° au-dessous de zéro, ce qui en fait 29 centigrades. Cela n'est arrivé qu'une fois, vers la fin de janvier; et encore faut-il ajouter que les habitants n'en parlaient qu'avec consternation, comme d'un fait qui ne s'était presque jamais produit antérieurement. En effet, l'hiver terre-neuvien est bien plus redoutable par sa durée que par sa rigueur. Il faut compter qu'on restera sept mois sous la neige, d'octobre à mai. Et quelle neige! Elle s'amoncelle en maints endroits jusqu'à la hauteur de plusieurs mètres. De sorte que les routes deviennent impraticables même aux traîneaux. Et comme le temps est très-souvent clair pendant la saison froide, il arrive fréquemment que dans la journée le soleil fait fondre la neige à la surface. Aussitôt que le jour commence à baisser, la glace se reforme, et, comme toutes les rues de la ville sont plus ou moins en pente, il devient impossible de se tenir debout sur ce glacier si l'on n'est ferré à glace.
Avril amène le dégel, qui dure jusqu'à la fin de mai. Quelquefois, pendant la nuit, il se produit une baisse soudaine dans la température. Alors le lendemain matin tout est enveloppé de glace comme d'un émail. Et chaque objet, jusque dans ses plus petits détails, semble être enfermé dans un écrin de cristal. Rien de joli comme un rayon de soleil éclaboussant de lumière un bouquet d'arbres ainsi transformés.
On passe donc à patauger dans l'eau froide et sale les deux mois les plus charmants: avril et mai. Aucun symptôme de végétation ne se produit avant la soudaine et définitive apparition de l'été.
Quelquefois, en mars, on est tenté de croire que l'hiver fait ses préparatifs de départ. Mais pour m'ôter toute illusion à cet égard, quelqu'un me citait l'autre jour ce proverbe: «Lorsque mars vient en colombe, il s'en va en lion.»
Triste pays, n'est-il pas vrai? dont on peut dire que l'année y a perdu son printemps!
Et l'été lui-même vaut-il beaucoup mieux? Juin et juillet sont presque toujours brumeux. Quelquefois, pendant ces deux mois, on reste quinze jours sans voir ni la mer ni le port, qu'un brouillard épais dissimule entièrement. Fait assez singulier, ce brouillard s'arrête toujours le long des quais, sans jamais pénétrer dans la ville. De sorte qu'au lieu du havre, de ses navires et de ses falaises, on voit se dresser devant soi une haute muraille blanche, opaque, impénétrable. D'autres fois ces bandes de nuages se reposent à l'entrée de la passe, sans envahir l'intérieur de la rade. C'est alors qu'il est curieux de voir entrer un navire. Au moment où l'on s'y attend le moins, on l'aperçoit, tout à coup, émerger dans la lumière comme