Henri de La Chaume

Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes


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ma fille.

      L'heureux père! il en a quatre comme celle-là, toutes plus accomplies les unes que les autres et toutes parlant français.

      À peine ai-je eu le temps d'être présenté à cette jeune reine, qu'un danseur l'emporte dans un tourbillon. Mais aussitôt on m'introduit à une yung lady parlant français.

      —Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de danser cette valse avec moi?

      —Certainement, monsieur, à moins que vous ne préfériez la «causer».

      Je m'empressai d'accepter, et aussitôt, prenant mon bras, elle m'entraîne hors des salons, et nous enfilons un large couloir où d'autres groupes se promenaient déjà.

      J'étais ébahi de cette liberté d'allures, que je trouvais du reste adorable. De papa et maman point n'était question. Qu'avaient-ils à voir dans nos affaires? On n'avait pas même jugé à propos de me les montrer. Et puis ni l'un ni l'autre ne savaient un mot de français.

      Au contraire, miss Esther le parlait correctement et avec une jolie pointe d'accent anglais, à peine de quoi rappeler sa nationalité.

      Au bout d'un instant, de nouveaux promeneurs affluèrent par toutes les portes dans le corridor. C'est qu'ici, au lieu de déposer gravement sa danseuse sous l'aile de sa mère dès qu'on a cessé de la faire tourner, on lui offre le bras et, jusqu'à la danse suivante, on se promène, on cause, en un mot, on flirte.

      À la première reprise de l'orchestre je pensais,—j'étais alors farci de préjugés,—que les convenances et la discrétion me faisaient un devoir de ramener miss Esther à sa place.

      —Vous allez danser? interrogea-t-elle.

      —Je n'en ai nullement l'intention.

      —Alors continuons à causer, c'est bien plus agréable.

      C'était fort mon avis. Je n'avais jamais été à pareille fête. Je trouvais savoureux à l'excès le pain blanc de la flirtation, en vrai Français qui n'a jamais eu sa part de ce mets exotique.

      Et la conversation reprit son train, touchant à tout, sans embarras, sans entraves et sans repos.

      La dernière valse arriva. Miss Esther l'avait promise, et, en quittant mon bras qu'elle avait gardé plus d'une heure, elle me dit qu'elle comptait sur ma visite dès le lendemain.

      C'était dimanche aujourd'hui, et la journée a débuté par m'apporter plusieurs nouveaux sujets de stupéfaction.

      D'abord, à la messe de onze heures à la cathédrale. Le premier dimanche, le secrétaire colonial m'avait gracieusement ouvert l'accès de sa stalle. Je ne pouvais faire moins, en face d'une telle marque de courtoisie, que de me conformer pour la tenue à la façon d'être de mes voisins. Or, en sortant de l'église, à midi, j'avais tâté avec inquiétude mes malheureux genoux ankylosés par suite de l'abus que j'en avais fait.

      Ce matin, grâce à miss Esther, je suis monté à la tribune de l'orgue. J'ai rencontré là une dizaine de jeunes filles de la meilleure société d'ici et qui se réunissent tous les dimanches pour chanter.

      Bien entendu, la première convention qui a été établie entre elles a eu pour but de permettre à chacune d'amener avec elle un cavalier.

      Me voilà donc introduit parmi ce choeur de vierges, placé auprès de ma protectrice et me faisant à moi-même l'effet d'un loup entré dans la bergerie.

      Je m'accoutumai vite à l'entourage, et je crois même que la messe me parut moins longue que la première fois.

      Il est vrai que j'eus les oreilles charmées au delà de toute expression.

      Soudain, une voix pure, fraîche, délicieusement timbrée et conduite avec un art infini, modula les premières mesures de l'Ave Maria de Mercadante. À la fin du morceau, j'étais au ciel.

      Impossible de soupirer ces longues phrases avec une douceur plus harmonieuse; impossible de mettre plus d'âme aux ardeurs de l'invocation. Et comme la voix se perdait haut et loin insensiblement, et comme elle revenait aux notes graves avec une chaude passion!

      Bref, j'étais dans l'extase, invoquant tour à tour les noms de Van Zandt et de la Patti, et me disant que si mon âme pouvait souvent se griser de cette voix, je serais heureux à Terre-Neuve.

      Dès qu'elle eut achevé, miss Fisher reprit modestement sa place tout contre l'orgue. Aussitôt je me fis présenter pour lui offrir l'hommage de mon enthousiasme.

      Quelle fut ma stupéfaction, un instant après, lorsque j'appris qu'elle était actrice et protestante!

      Eh bien! elle était là non-seulement avec l'assentiment, mais sur la prière de l'évêque. Au bout de quelque temps, ce dernier la décida même à venir tous les dimanches. Dix-huit mois après, vers l'époque de mon départ, son talent s'était accru à tel point, qu'entendant la Patti à New-York, quelques jours après, je m'écriai à part moi: «Je n'aurais jamais cru que miss Fisher chantât aussi bien!»

      Du reste, elle se trouvait à Saint-Jean par hasard, retenue par sa mère très-malade depuis longtemps.

      D'autres étonnements m'étaient réservés pour ce jour-là.

      Comme nous descendions de la tribune, l'abbé Galveston, un artiste et déjà un ami, nous croisa dans l'escalier et s'arrêta pour parler avec une jeune fille.

      Je ne la connaissais pas encore, et, comme je passais, elle se fit présenter à moi par le prêtre. Je serrai la main que me tendait miss Lizzie et continuai à suivre miss Esther. Deux de ses amies, qui semblaient nous guetter, nous arrêtèrent sous le porche pour solliciter également l'honneur de m'être présentées.

      J'étais confus, presque offusqué de voir avec quelle audace cavalière les jeunes filles osaient se jeter à la tête des jeunes gens. Ces deux dernières, miss Catherine, qu'on appelait Kitty, et sa soeur, miss Bessy, parlaient français aussi bien que moi.

      Mais je m'enfuis avec miss Esther qui demeurait tout près et que j'accompagnai chez elle. C'est alors que je fis la connaissance de ses parents.

      Au bout d'un instant, on apporta du sherry et du porto. C'est l'habitude là-bas d'offrir de ces vins au visiteur. Le climat permet l'usage quelque peu abusif des boissons alcooliques. En hiver, il est même nécessaire d'en prendre, et c'est alors que le soir on aime à se réchauffer le sang avec un grand verre de wiskey et d'eau chaude.

      Dès qu'il eut avalé son sherry, le père de miss Esther, sachant parfaitement que ce n'était pas lui que je venais voir chez lui, se retira discrètement pour me laisser en tête-à-tête avec sa fille.

      Après une conversation des plus nourries et quelques moments employés au piano, je pris congé, et reçus l'invitation de venir souvent passer la soirée.

      Chemin faisant, je réfléchissais sur l'étrange liberté laissée à toutes ces jeunes filles; à l'entière faculté qu'on leur accordait, de donner rendez-vous à des jeunes gens, de les recevoir en tête-à-tête, le soir comme le jour, sans que les parents soient préalablement consultés sur le choix de ces jeunes gens attirés chez eux. J'admirais cette confiance absolue de la part du père et de la mère, confiance méritée à coup sûr, puisqu'elle n'était jamais ébranlée dans l'esprit des parents.

      Comme j'étais loin de la France! Quelle différence de moeurs, de vie! Et comme ce commerce perpétuel et intime avec les jeunes filles devait mettre au coeur de l'homme un tendre respect et une affectueuse estime pour la femme!

      J'en étais là de mes rêveries, lorsqu'une légère charrette anglaise qui venait à ma rencontre s'arrêta tout à coup auprès de moi.

      Je n'eus que le temps de reconnaître miss Lizzie et de saluer.

      —Montez là auprès de moi, je vous emmène à la maison, me dit-elle dans un joli français de sa façon.

      Je pensais d'abord