Henri de La Chaume

Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes


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ses paroles les plus profondes.

      Dans le monde, avec toute son exubérance apparente, il sait pourtant se taire et tout sonder chez les autres sans se laisser pénétrer.

      Voilà pourquoi on l'aime, on le vénère et l'on a confiance en lui.

      Ses fidèles sont ses enfants. Pauvres, pour la plupart, ils ont toujours de l'argent quand il leur en demande pour ses couvents, ses colléges, ses églises.

      Facilement il eût pu se faire le chef d'un parti politique. Toute l'Irlande de Terre-Neuve obéirait à un signe de lui. Il a su résister à cette tentation d'orgueil. Il a compris que toute son influence devait être réservée à la cause de la religion, et que ce serait la prostituer que la mettre au service des ambitions de parti.

      C'est qu'à Terre-Neuve le rôle de l'évêque catholique est un grand rôle. Il est le suprême directeur des couvents et colléges où la jeune génération de l'île va chercher des idées d'études, jusque-là tout à fait étrangères aux indigènes.

      Et surtout il est comme le patron de ces nombreuses confréries d'hommes qui, pour le Français, sont le côté pittoresque de la société de là-bas. Je pourrais aussi bien dire grotesque, n'était la grandeur morale du but.

      Je veux parler de ces «sociétés de tempérance» dont l'accroissement a grandi si vite dans tout le nord du continent américain et de ses dépendances.

      C'est une véritable ligue contre l'ivrognerie, ou mieux, contre l'alcool.

      Voudra-t-on le croire? Le triomphe sur cet ennemi intime se fait si rapide que, dans le Maine, un des États de l'Union, la total abstinence est entrée comme loi dans la constitution politique! En d'autres termes, le débit public de l'alcool ou de toute boisson, bière, vin, etc., en contenant, est légalement interdit sur tout le territoire de l'État. Les rum-shops ou grog-shops, ce que nous pourrions traduire par zinc, n'y existent plus qu'à l'état de souvenirs. On trouve dans les campagnes des jeunes gens qui ignorent à la fois ce qu'est un homme soûl et ce qu'est l'alcool.

      Depuis que l'ivrognerie a été expulsée, le nombre des crimes a considérablement diminué, et la fortune publique s'est accrue.

      Voilà l'idéal rêvé et poursuivi par tous les pays de cette portion de l'Amérique.

      Terre-Neuve, presque tout entière peuplée de marins, considère avec épouvante, comme un monstre surgissant des flots pour la dévorer, cette passion de boire qui brûle le cerveau et abat les muscles. Aussi a-t-elle engagé la lutte avec acharnement, aidée de tout l'empire du clergé catholique et protestant. Les sociétés de tempérance sont déjà imposantes par le nombre de leurs membres et par le zèle de ceux-ci à la diffusion de leurs principes.

      Il faut les voir, les jours de grandes fêtes, se rendre en procession à l'église. C'est alors qu'apparaît le côté grotesque. C'est d'abord la band ou fanfare de la société. Jamais concert de chats, aux heures d'inspiration nocturne, n'inventa d'aussi sublimes discordances. Une vingtaine de gaillards déchaînent à pleins poumons, dans leurs cuivres, une tempête de fausses notes. Derrière eux, les membres leaders de la confrérie: par-dessus leur redingote ils portent en sautoir l'écharpe aux couleurs de leur Société; une écharpe large et longue, noblement étalée sur la poitrine, et de ses bouts, battant une cadence sur le mollet. Autour du chapeau haut de forme, un voile blanc noué avec art retombe en une queue longue comme celle d'un cheval arabe et que le vent soulève d'une main légère. Enfin, pour soutenir le poids de tant de grandeurs accumulées, ce pontife solennel, qui porte la redingote comme un chimpanzé qui n'aurait jamais fait cela de sa vie, s'appuie sur une houlette que décore un flot de rubans aux grâces bucoliques.

      Puis la foule des membres de la confrérie.

      Après c'est une autre band, d'autres houlettes, d'autres adeptes de la tempérance.

      Et derrière encore un nouveau cortége, peut-être encore un quatrième, ô Musique!

      Mais ce n'est point pour le vain plaisir de parader que se sont fondées les sociétés de tempérance.

      Elles se réunissent en assemblées, présidées d'ordinaire par des membres du clergé ou du parlement. On prononce des discours, on prend des résolutions.

      Le temps n'est pas loin où l'abstinence totale deviendra à Terre-Neuve une loi constitutionnelle.

      Et il ne faut pas croire que tout cela se passe en paroles. Souvent dans un dîner, vous voyez des jeunes gens qui ne boivent que de l'eau. Pour rien au monde ils ne tremperaient leurs lèvres dans un verre de vin ou dans un bock.

      Est-ce admirable ou ridicule?

      Tout ce que je puis répondre, c'est que l'alcool est la mort de ces populations de pêcheurs irlandais ou écossais, et que c'est un ennemi qui ne peut se combattre avec des demi-mesures.

      J'ajouterai que quel que soit l'ascendant du clergé sur les sociétés de tempérance, elles n'appartiennent à aucun parti, pas plus religieux que politique; elles sont essentiellement nationales et indépendantes.

      Au surplus, si le clergé est puissant à Terre-Neuve, il ne le doit point à l'intrigue, mais au seul esprit religieux qui anime le peuple.

      En aucun lieu du monde les prêtres ne sont plus tolérants. Il ne peut en être autrement pour que la bonne entente se maintienne entre une population mi-partie catholique et protestante.

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