Henri de La Chaume

Terre-Neuve et les Terre-Neuviennes


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m'excuser, mais elle insista, et, prenant mon parti en brave, je m'installai auprès d'elle. Je me demandais avec terreur quel scandale nous allions causer par les rues, car elle demeurait hors ville, presque à la campagne, et il fallait traverser Saint-Jean tout entier.

      Je savais qu'ici il y avait environ quatre femmes pour un homme: que par suite, les jeunes filles trouvaient difficilement à se mettre en ménage et faisaient la chasse aux maris.

      Struggle for life. Ici: struggle for vedding.

      Je me croyais déjà compromis, obligé de comparaître devant M. le consul, qui, usant à la fois de ses droits hiérarchiques et paternels, m'aurait sans doute fort mal reçu, ne trouvant pas l'union à son goût.

      Je ne me sentais moi-même alors aucune inclination pour le mariage—pour celui-là surtout.

      Cependant, voyant que l'attention des passants n'était pas soulevée outre mesure, je me rassurai petit à petit.

      Miss Lizzie, qui parlait très-peu le français, parlait beaucoup pour faire croire qu'elle parlait bien. Moi, je l'aidais, trouvant le mot qui ne lui venait pas, achevant pour elle la phrase commencée.

      À cela, elle déclarait, et la remarque est très-juste:

      —Vous autres, Français, êtes très-charitables: vous ne vous moquez jamais des étrangers qui parlent mal votre langue, et vous les aidez à exprimer leur français. Nous, au contraire, nous rions à la moindre faute et ne soufflons jamais le mot qu'on a de la peine à trouver.

      Enfin, nous arrivons à la Colline des Fleurs. Toute la famille se met en quatre pour me recevoir; mais Lizzie est la seule que je comprenne à peu près; de sorte que le salon semble transformé en théâtre de marionnettes.

      Comme j'ai bu du porto chez Esther, j'opte ici pour le sherry. Pour échapper au second verre que le papa veut à toute force me faire avaler, je salue et me dirige vers la porte.

      Miss Lizzie m'accompagne jusqu'à la sortie du jardin, et le long de la route ramasse un bouquet de pensées qu'elle m'offre au départ:

      —Attendez, fait-elle avec un sourire, je vais vous le passer à la boutonnière.

      En cet instant, je me fis à moi-même le voeu de ne plus m'étonner de rien de la part d'une jeune fille anglo-américaine.

      Novembre.—Quelle chose étrange que je n'aie pas encore parlé de Benoît, mon unique compatriote! Je l'entends qui entre, et cela m'y fait penser.

      Benoît, c'est l'homme de tous les instants; l'homme de toutes les utilités; l'homme de tous les services, de tous les renseignements, de toutes les complaisances.

      Quand on le connaît, on ne peut, en le voyant, s'empêcher de songer au mot de M. Choufleuri parlant de son domestique: «Dieu, qu'il est bête!... Mais il est si dévoué!!!»

      Un peu simple, ce brave Benoît, tout Normand qu'il est. Il lui arrive plus souvent qu'à son tour de mettre les pieds dans le plat. Mais il est si obligeant; il a si bon caractère et il reçoit les rebuffades avec tant de philosophie!

      Toutes ses qualités se lisent sur sa bonne face ronde, un peu haute en couleur, plantée d'un nez charnu dont la base est bien au milieu du visage, mais dont le bout s'écarte avec une invincible horreur de la ligne droite, suivant en cela l'exemple de la moustache aux gros poils rudes d'un brun jaunâtre et qu'un perpétuel coup de vent semble relever d'un côté.

      Benoît, Prosper, est le seul Français de Saint-Jean. Faisant mal ses affaires dans notre colonie voisine de Saint-Pierre-Miquelon, il est venu ici tenter la fortune. Il parle anglais, presque aussi mal que le français qu'il enseigne, du reste, dans plusieurs colléges de la ville et à bon nombre de particuliers. C'est son gagne-pain, et le pauvre homme n'a d'autres ressources pour faire vivre sa famille que de suivre ce métier qui, par tous les temps, toutes les glaces et toutes les neiges, le force à courir le cachet du matin au soir.

      Il nous a été bien utile depuis notre arrivée ici, alors que je ne pouvais parler anglais. Que de renseignements il nous a fournis; que de courses et de commissions il a faites pour nous; dans combien d'endroits nous a-t-il servi d'interprète! Et tout cela avec le désintéressement le plus complet, par pur esprit de patriotisme.

      Brave homme! Il mérite bien que je garde son souvenir dans ces pages, et je m'en serais voulu si j'avais tardé longtemps encore à parler de lui.

       Table des matières

      26 décembre.—C'était hier Noël par un soleil radieux. J'ai dîné chez l'évêque: c'est-à-dire que j'y ai passé une partie de la journée, et je saisis cette occasion de parler de lui, de ses oeuvres et de son clergé.

      Sur quel emplacement merveilleux s'élève la cathédrale catholique! Elle est le point que l'on voit de partout et d'où l'on domine tous les horizons. De là le regard se perd dans un lointain qu'il ne peut saisir jusqu'au bout. Entre deux chutes de montagnes, la mer se découvre, semblant sortir du havre et répandre dans le ciel en s'évasant ses flots d'aigues-marines. Si quelque navire quitte le port et se dirige vers l'Europe, on l'aperçoit pendant des heures filer tout droit, diminuer peu à peu et s'éteindre lentement dans un pli de vapeurs invisibles. Ou bien, s'il remonte les côtes, on ne le voit qu'un instant contourner les falaises. Il passe de profil, et un à un ses mâts disparaissent derrière les rochers, tandis que son pavillon qui s'agite à la corne d'artimon s'évanouit dans un dernier adieu.

      Et tout d'un coup le vide se fait sur la mer unie, sinistre comme un tombeau qui se referme. L'immensité passe sur elle, accablante, jusqu'à ce qu'une voile imperceptible ramène la vie sur son aile blanche.

      La mer est triste, vue de haut. Elle élargit sa ceinture jusqu'au milieu du ciel, et la plus forte houle y fait à peine frémir une ride.

      Devant ce calme inquiétant, la méditation doit être plus facile et plus consolante au prêtre, et s'il en est ainsi, l'évêque de Saint-Jean est bien placé pour faire monter ses prières au firmament.

      En effet, le palais archiépiscopal est tout près de la cathédrale.

      Charmant homme, jeune, actif, intelligent, que l'évêque actuel!

      D'ailleurs, toutes ses qualités trouvent aisément leur emploi; car c'est une grande situation que la sienne. Plus de la moitié des habitants de Saint-Jean, au delà de quinze mille âmes, sont ses sujets fidèles et soumis. Il est bien véritablement prince de l'Église; il règne en père et domine en roi parmi ses sujets.

      Loin d'abuser de sa puissance, il ne s'en sert qu'avec la plus scrupuleuse modération et jamais dans son intérêt privé.

      Il est vrai qu'il serait peut-être embarrassé pour exprimer un souhait. Car il vous fait les honneurs de chez lui avec un contentement qui illumine son visage. Il vous montrera ses écuries, sa basse-cour, son verger, son potager, non point pour en tirer vanité, mais parce qu'il se trouve heureux de tout cela et qu'il pense vous faire plaisir.

      Du reste, accueillant au possible et très-enthousiaste de la «belle France». Il comprend difficilement le français et sait malgré tout s'en servir pour faire des plaisanteries qui l'enchantent.

      Sa maladie est une nervosité déplorable. Dès qu'il est avec quelqu'un, le voilà dans tous ses états. Il vous fait asseoir trente-six fois. La crainte, je veux dire la terreur de ne pas vous faire une réception digne de vous le roule dans une agitation fébrile. Il ne cesse de parler et vous pose mille questions sans en attendre la réponse. Bref, il ne sait où donner de la tête pour être aimable, sans se douter que tant de pénibles efforts le rendent fatigant autant qu'ils le fatiguent.

      Mais qui oserait lui faire un reproche de ce qu'il est ainsi, alors que c'est le plus naturellement du monde qu'il est si peu naturel?

      Aussi