pour l'avenir!
DEUXIÈME PARTIE
LE MONDE ET LA VIE.
Pendant les derniers mois de mon séjour à Terre-Neuve, énervé par la monotonie de mon existence, je me suis rendu coupable d'une sorte de journal.
Bien des pages sont écrites avec une plume arrachée à l'aile de l'oiseau bleu de la rêverie. D'autres sont crayonnées de portraits pris sur le vif, entremêlés d'observations et de récits dont le mérite est d'être vrais.
Par le choix que je ferai de toutes celles-ci, j'espère initier, en l'intéressant, mon lecteur au caractère des habitants de Saint-Jean et à leur façon de vivre.
À ceux qui penseraient ouvrir un livre de profondes et solennelles études, il ne serait peut-être pas mal de dire que j'avais vingt ans lorsque j'ai débarqué sur les côtes d'Amérique, et qu'à l'heure où j'écris, je n'ai pas encore une moustache capable d'inspirer un effroi respectueux à quelques jolis bambins qui m'appellent leur oncle.
Ceci est donc, avant tout, une page de la vie à l'étranger d'un Français jeune, artiste et poëte à son heure, comme tout homme bien né doit l'être par le temps qui court.
Et du reste, si je mêle à mon récit quelques grains de poésie, ne sera-ce point le rendre plus semblable et plus conforme à la vérité?—N'y a-t-il pas plus de rêve et d'amour dans la vie que dans un roman?
Et puis, quand je ne le voudrais pas, pourrais-je faire que les femmes ne soient là-bas très-supérieures aux hommes et n'obligent de la sorte à faire la part plus grande à l'étude de leur sexe?
CHAPITRE PREMIER
Deux jours après mon arrivée à Terre-Neuve, j'entrai de plain-pied dans la société de Saint-Jean. Il y avait un bal au palais du gouverneur; je me trouvais faire partie du monde officiel, et je fus invité aussitôt.
Quel pourrait bien être l'aspect de cette réunion?
Je savais déjà, et c'était une des premières nouvelles que j'avais apprises en descendant à terre, qu'il y avait par la ville nombre de jolis minois.
«Les femmes d'ici sont charmantes, me disait-on. Vous êtes sûr d'être fêté et accueilli par elles avec empressement.»
Nous fendions la foule des curieux en station sur la «cale» de la Compagnie Allan. À notre passage, les yeux s'écarquillaient, les oreilles se tendaient sans rien comprendre.
Derrière nous, des émigrants russes, allemands, irlandais, quittaient le pont, chargeant la passerelle de leur troupeau grouillant et misérable. Aussitôt, les poulies crièrent; les câbles agités s'élancèrent dans le ventre du vaisseau, et lentement, avec effort, un à un, ils en remontaient, entraînant après eux de lourds colis qu'ils ne lâchaient que pour se jeter sur une autre proie. Par groupes, ceux du navire et ceux de la ville évacuaient le plancher du quai. Au pied d'un mur, un rassemblement s'était formé.
—Qu'est-ce?
—Rien: deux matelots qui s'accommodent le visage à coups de poing.
Je fus content; c'était couleur locale.
Du reste, le ciel était bleu, le soleil presque chaud, et je vivais enfin, après un malaise de neuf jours, sur une mer froide.
Le soir, de très-loin, on entendait encore le ronflement aigu du treuil qui s'acharnait sur le steamer à son travail de mineur. Il s'élançait, prompt et bruyant comme la foudre, et d'un coup sec s'arrêtait soudain.
La manoeuvre se faisait maintenant à la lueur rouge des fanaux. Je dus y aller, car une malle manquait à mon bagage. Une étroite échelle qui plongeait dans les ténèbres me conduisit à fond de cale. Là je rampai sur la surface houleuse des ballots de toute forme, heurtant de la tête contre la nuit des parois, et souvent obligé de rétrograder à reculons, faute d'espace pour me retourner.
Dieu! que les étoiles me semblèrent éclatantes et l'obscurité lumineuse lorsque, allongé tout droit sur la petite échelle, les coudes au corps, la tête en vigilance, je sentis l'air libre autour de moi!
Non moins agréable fut la sensation que j'éprouvai à quelques soirs de là, quand je fis mon entrée dans les salons éblouissants de l'administrateur.
Trouver à Terre-Neuve un monde, ou simplement quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle le monde, voilà ce que j'étais loin d'imaginer en quittant Paris.
—Connaissez-vous Saint-Jean de Terre-Neuve?
—Parbleu! c'est là qu'on fait sécher la morue.
—Ah bah!... Suivez-moi donc!
Il n'y a pas de gouverneur pour le moment, mais un simple administrateur qui en tient lieu et place: Son Honneur sir F. B. T. C... K. C. M. G.
On me présente; mais je ne sais encore que trois mots anglais, qui ne sont pas d'accord ensemble, et lui n'est pas plus fort en français. Heureusement, dans un shake-hand un Anglais peut vous faire comprendre tout ce qu'il pense sans être capable de l'exprimer. Voilà pourquoi, cette fois, notre conversation se borna à cet acte de courtoisie.
À défaut d'un grand homme, l'administrateur est un homme grand. Il s'avance vers vous, toujours affable, la main tendue, ses petits yeux souriant dans sa tête de vieil enfant rasé. Du plus loin qu'il vous voit, il s'empresse, pour vous faire honneur, de déganter sa main droite, afin de vous la donner toute nue à serrer.
Ainsi fait là-bas tout vrai gentleman.
Très-fier de son crachat et de sa cravate rouge, l'administrateur! Ils sont comme cela trois ou quatre à Terre-Neuve, que la Reine a affublés des insignes de ce «chevalier-compagnon de Saint-Michel et Saint-Georges», ce qu'ils expriment toujours avec le plus grand soin à la suite de leur nom par ces initiales: K. C. M. G. Cet ordre créé pour les colonies, et qui ne jouit que là d'une certaine considération, donne à son titulaire droit au titre de sir.
On ne saurait croire à quel point ce tout petit mot remplit la bouche d'un Anglais.
À Terre-Neuve, le moindre politicien qui a la rare fortune de pouvoir s'appeler sir est du même coup consacré grand homme. Ce qu'il y a de plus joli, c'est que lui-même s'imagine l'être. Bien qu'il ne soit sir qu'en vertu de son K. C. M. G., il a tôt fait d'établir sa généalogie jusqu'à Guillaume le Conquérant. Or, comme, en général, personne ne sait d'où il sort, il lui est aisé de faire dire ce qu'il veut.
Plus fier qu'un pair d'Angleterre, il en impose autour de lui, et à l'étranger qui sourit, on insiste: «Il est sir! Ne savez-vous pas? c'est un sir!»
Ah! madame, la jolie robe qui vient de faire froufrou dans mes jambes!
On dit autour de moi qu'elle vient de Paris. Cela se peut bien: en soie couleur du temps, miraculeusement relevée de toutes parts avec des rangs de perles. Et pourtant, cette robe,—on dit maintenant qu'elle vient de chez Worth,—elle n'est pas parfaite; quelque chose y manque: le chic n'y est pas.
Attendez donc!... La robe a du chic;—c'est la femme qui en manque.
—Quelle est donc, monsieur le secrétaire, cette ravissante personne qui entre par là?
—Où la voyez-vous?