Dionigi Cristian Lentini

L'Homme Qui Séduisit La Joconde


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de celles-ci était la situation complexe de la guerre de Ferrare. Non seulement les seigneuries de la péninsule étaient toutes impliquées, pour divers motifs et à des niveaux différents, mais également les Etats pontificaux, où la situation devenait de jour en jour plus compliquée et exigeait des stratèges particulièrement fins pour jouer sur au moins deux plans à la fois : l’un externe, et l’autre, peut-être encore plus redoutable pour le Saint-Siège, interne ; à Rome en effet étaient nées deux factions : les Orsini et les Della Rovere en soutien au pape, contre les princes Colonna épaulés par les Savelli.

      En somme, la vie pour notre jeune diplomate était loin d’être facile : l’allié rassuré et encensé du dîner d’un soir pouvait très bien devenir en une nuit l’ennemi implacable et déplorable du matin suivant, le pion à retirer de l’échiquier pour éviter l’impasse ou donner de l’espace au roque, la pièce à changer pour déclencher l’attaque finale…

      Déjà, après cet été de 1482, le changement dans la politique des Etats du Pape commençait à se faire évidente. Le Saint-Siège avait décidé de mettre fin à la guerre, et Tristano fut envoyé à la cour des Gonzaga pour leur faire savoir les nouvelles volontés de Rome au sujet de Ferrare et de Mantoue. En même temps, jouissant de l’hospitalité complète des maîtres de maison et ayant libre accès à l’environnement raffiné du palais, ce beau jeune homme de vingt-deux ans ne pouvait certes rester insensible à l’attrait des jeunes courtisanes qui, en ces froides soirées hivernales, défilaient tout émoustillées devant lui.

      III

      Alessandra Lippi

      La rencontre avec Pietro di Giovanni et le séjour à Prato

      Aux premières lueurs de l’aurore à Mantoue, Tristano laissa sa jeune amante dans les bras de Morphée et retourna dans sa chambre. Il venait juste de plonger dans un sommeil bien mérité quand une voix insistante sous sa fenêtre le reporta à la réalité. Un soldat, tenant un petit parchemin à la main, requérait son attention immédiate. La missive portait clairement le sceau du pape et ordonnait à Tristano de rentrer au plus vite à Rome.

      Ainsi, sans même attendre les nouvelles du champ de bataille, l’officier pontifical dut abandonner avec son escorte la cité de Virgile, non sans au préalable écrire rapidement deux messages indispensables : l’un pour le marquis Federico, s’excusant pour ce départ imprévu et lui assurant l’appui renouvelé du Saint Père, pour lui comme pour le duc de Ferrare ; l’autre pour sa Béatrice, la remerciant d’avoir partagé si généreusement sa nuit avec lui et lui souhaitant de rencontrer cet amour qu’elle désirait tant et que son fiancé ne pourrait jamais lui donner.

      Ils chevauchèrent sans interruption toute la journée, faisant une seule halte à Bologne, pour reposer les chevaux avant de franchir en Emilie les Apennins en direction de Florence.

      Le jour suivant, traversant une hêtraie dense et silencieuse, un coup d’arbalète croisa en un éclair le chemin du jeune fiduciaire pontifical, faisant s’envoler une nuée de grives et de fauvettes transies de froid. Tandis que Tristano et ses compagnons ralentissaient instinctivement et saisissaient leurs armes, sur la même trajectoire, un cheval bai complètement affolé, épuisé et saignant du garrot, leur coupa la route. Il était monté maladroitement par un homme et une jeune femme qui s’accrochait à sa taille. Juste après surgirent quatre cavaliers, puis deux autres, à la poursuite évidente du premier.

      Suivant son impulsion, l’ambassadeur audacieux décida de se lancer à leurs trousses dans les bosquets de feuillus, obligeant les deux hommes de son escorte à en faire autant.

      Mais quand le bois déboucha sur une clairière légèrement en pente, les trois cavaliers ralentirent et, se cachant dans les broussailles, essayèrent de comprendre les évènements en se tenant à une distance respectueuse.

      Le canasson était affalé sur le sol, les deux fugitifs désarçonnés cherchaient en vain à se barricader dans une petite cabane à moitié abandonnée, désormais rejoints et braqués par leurs poursuivants ;

      deux d’entre eux étaient descendus de cheval l’épée à la main, pendant que les quatre autres encerclaient la masure.

      Tandis que sa protégée cherchait de toutes ses forces à ouvrir la porte déglinguée, l’homme, unus sed leo, se préparait à affronter avec un râteau les deux hommes de main qui ricanaient. Malgré l’évidente infériorité numérique, il réussit à contrer l’attaque sur sa droite en donnant un coup de pied dans le bas ventre de son premier adversaire, puis il se tourna rapidement vers le second sur sa gauche et esquivant son coup d’épée le transperça sur le flanc. Récupérant ainsi une arme, il lança un regard rapide vers la jeune femme, maintenant encerclée par les bandits, et reprit la lutte avec le premier énergumène, réussissant en quelques bottes à le désarmer et, malgré sa carrure, à l’envoyer à terre. Mais l’appel à l’aide désespéré de sa compagne rappela son attention ; tourné vers elle, il lança son épée à la manière d’un javelot et atteignit la poitrine de la brute qui l’assaillait. Au même moment il reçut à l’épaule un trait d’arbalète lancé par le dernier cavalier resté en selle ; il ne put rien faire contre les deux hommes qui arrivèrent dans son dos et l’enveloppèrent d’une maille métallique, comme celles utilisées pour la chasse, le jetèrent à terre et immobilisèrent ses membres avec des sangles.

      « Non, Pietro … » hurla la jeune fille désespérée « laissez-le ! C’est moi que vous voulez », et elle éclata en sanglots.

      « Arrêtez ! » ordonna celui qui semblait être le chef, « ne le finissez pas tout de suite », et montrant la pauvrette ajouta : « Amusons-nous d’abord un peu. »

      « Bâtards ! » cria le jeune homme à terre, cherchant en vain à se débattre, « canailles, lâches, salauds ! »

      Le bandit attrapa la jeune fille terrorisée par les cheveux et lui arrachant ses vêtements, la plaqua contre le mur de la cabane. Lui immobilisant les bras, pendant que deux de ses compères lui ligotaient les jambes avec une corde, il commença à baisser son pantalon et lui enfonça un chiffon dans la bouche pour atténuer ses hurlements.

      Alors Tristano, ne pouvant plus rester impassible devant une violence aussi exécrable, se décida finalement à intervenir : il sortit avec ses hommes à découvert et faisant irruption sur la scène, se rua héroïquement sur cette meute barbare d’hyènes lubriques. Les violeurs, quoique réduits en nombre, conservaient toujours la supériorité numérique et ne se laissèrent pas surprendre : la tension remonta. Mais tandis qu’une des brutes remontait son pantalon, Tristano reconnut sur la frise de sa cape le lys des Médicis et, avant que l’arbalétrier n’ait commencé à tendre son arc, levant le poing au ciel, il leur intima :

      « Arrêtez ! Je vous l’ordonne au nom de Messire Lorenzo de’ Medici », et, royalement, il tendit le bras en avant, à droite puis à gauche, englobant ainsi tous les malfrats. « J’ai vingt-cinq hommes à ma suite, prêts à vous arrêter et vous jeter dans les prisons de mon ami Lorenzo », ajouta-t-il.

      Alors le plus costaud, reconnaissant sur la bague du jeune homme l’effigie de son seigneur, et craignant de sérieuses répercussions, commanda subitement aux siens de jeter les armes ; il chercha en plus à ébaucher des justifications pour ce qu’il s’était passé, mais Tristano l’arrêta immédiatement :

      « Va-t-en, misérable. »

      Les quatre vauriens cessèrent de brailler, remontèrent à cheval et disparurent dans la forêt.

      Les soldats pontificaux, encore abasourdis par la manière dont le jeune officier avait réglé cette affaire, libérèrent rapidement les deux victimes et, après avoir pansé au mieux leurs blessures, les firent monter à cheval avec eux. Ils reprirent ainsi leur chemin tandis qu’à leur droite le soleil commençait à décliner.

      Ils arrivèrent le soir à Prato, où Tristano connaissait une personne qui pouvait probablement prendre soin des deux