Clarice m’accueillit en me tendant la main. Elle me présenta à ses parents et à ses amis et mit aussitôt à ma disposition tous les agréments du palais. Chaque soir ses banquets étaient fréquentés par des hommes de lettres, des humanistes, des artistes, des courtisans très raffinés et surtout … de très belles femmes.
La plus belle de toutes, celle qui encore aujourd’hui n’a pas d’égale et qu’aucune femme n’arrive à détrôner dans mon idéal, était Simonetta Cattaneo Vespucci.
Le soir où je la vis pour la première fois, elle portait une cape de brocart rouge doublée de velours, qui mettait en valeur son décolleté généreux et contrastait finement avec une simarre noire adhérant parfaitement à sa poitrine ferme, et épousant jusqu’à ses pieds les courbes moelleuses de son corps admirable et si désirable. Elle laissait tomber en cascade ses longs cheveux blonds et ondulés, n’en tressant savamment que quelques mèches en une longue natte ornée de rubans et de petites perles. Quelques bouclettes rebelles encadraient son visage harmonieux, frais, rayonnant, éthéré. De grands yeux mélancoliques, très sensuels, autant que l’était l’ébauche de ce sourire sur ses lèvres entr’ouvertes et veloutées, exaltées par une petite fossette au menton, et du même rouge que sa cape.
Si je n’avais appris peu après la tragique nouvelle de sa mort, je croirais encore qu’elle était une déesse incarnée dans un corps parfait de femme.
Pour tous, elle n’avait qu’un seul défaut : elle avait déjà un mari … très jaloux à juste titre. A l’âge tendre de seize ans elle avait épousé dans sa Gênes natale le banquier Marco Vespucci, en présence du doge et de toute l’aristocratie de la république marine.
Elle était très aimée (mais aussi très enviée) en société ; à cette époque elle était devenue la muse préférée de nombreux écrivains et artistes, parmi eux le peintre Sandro Botticelli, ami de longue date de la famille Medici, qui l’aimait platoniquement et multipliait ses portraits : même la bannière qu’il avait réalisé pour le tournoi de cette année-là, gagné précisément de manière épique par Giuliano de’ Medici, représentait son visage angélique.
Le lendemain nous fûmes invités villa des Careggi, à un banquet que le Magnifique avait organisé en l’honneur des Borromeo, dans l’intention de présenter une des jeunes filles de cette famille à son frère Giuliano. Celui-ci, par contre, comme et peut-être même plus que les autres, avait manifestement perdu la tête pour la belle Simonetta. Après les premières civilités en effet, Giuliano abandonna salon et invités et s’éloigna vers le jardin où l’attendait justement la femme de Vespucci, profitant de l’absence de son mari, parti le matin en voyage d’affaires.
Entre un mets et l’autre, Lorenzo enchantait ses hôtes en déclamant des sonnets de qualité dont il était l’auteur. En contre-chant, éventuellement, l’un de ses illustres invités lui donnait la réplique en rimes, animant ainsi plaisamment le symposium. Outre de nobles parents et amis, à cette table se trouvaient des académiciens néoplatoniciens renommés, tels Marsilio Ficino, Agnolo Ambrogini ou Pico della Mirandola, sans compter plusieurs membres du Conseil florentin.
Chef incontesté de la famille la plus riche et la plus puissante de Florence, devenant graduellement l’arbitre incontesté des équilibres politiques de la péninsule, alors qu’il n’avait que vingt-six ans, Lorenzo avait l’indéniable mérite d’avoir su s’entourer d’une cour jeune et brillante, mais aussi avisée et compétente. Seuls quelques jours avaient suffi pour qu’il devienne à mes yeux le modèle vers lequel tendre, un parangon des valeurs à atteindre. Mais objectivement, ce qui nous différenciait et que je n’aurais jamais pu égaler, à part nos onze ans de différence, était qu’il pouvait compter sur une famille solide et unie. Sa mère, madame Lucrezia était, encore plus depuis la mort de son conjoint Piero, sa complice et conseillère omniprésente ; Bianca, sa sœur douce et adorée, en admiration devant son frère aîné, ne perdait aucune occasion d’en faire l’éloge et ses yeux brillaient dès qu’elle prononçait son nom en public ; Giuliano, son frère cadet, à l’existence dissolue, malgré des désaccords minimes et ses impertinences, était lui aussi toujours à ses côtés et associé à chacun de ses succès ou défaites politiques ; Clarice, même si elle avait eu connaissance de quelques escapades de son mari, n’avait jamais cessé de l’aimer et l’aurait toujours défendu contre tous, jusqu’à s’opposer à sa famille d’origine si le cas s’était présenté. C’était si beau d’observer cette cour familiale autour de laquelle toute la ville, subordonnée avec élégance et pleine de révérence, se pressait à chaque fête, chaque célébration et chaque banquet. Et cette occasion fut pour moi un exemple parmi d’autres d’avoir le privilège d’y assister.
Mais avant que le pâtissier fasse son entrée spectaculaire dans la salle, j’entendis un chien aboyer avec insistance à l’extérieur de la villa, et je décidais instinctivement de sortir pour comprendre pour quelle raison cet animal cherchait ainsi à attirer l’attention de ses maîtres. Arrivé dans le jardin je découvris incrédule Giuliano et Simonetta se roulant par terre, ayant perdu le contrôle de leurs mouvements : la Vespucci, le visage écarlate, bouche et yeux grand ouverts, tremblait comme une feuille ; son amant lui, essayait de s’arracher les vêtements, alternant des rires spasmodiques à des crises hallucinatoires … Je me précipitai sans attendre vers la maison et, profitant d’une pause et usant de toute ma discrétion, je demandai à Lorenzo de me suivre.
Nous nous ruâmes à l’extérieur et vîmes les corps inanimés. Lorenzo m’ordonna d’appeler immédiatement le médecin ; il avait beau remuer la tête et le buste de son frère cadet, celui-ci ne réagissait aucunement, ni à ses secousses ni à sa voix. Peu après commencèrent les convulsions.
La situation était critique et très délicate. En quelques instants les expressions du Magnifique passèrent de la frénésie et la confusion à un sentiment de panique et d’impuissance. Même s’il avait voulu demander de l’aide à l’un des invités, il savait bien que la découverte des deux jeunes dans de telles conditions, si elle était rendue publique, outre l’énorme scandale, aurait signé pour lui et sa famille la perte de l’important appui politique de Marco Vespucci. Ce dernier, à cette époque, représentait l’aiguille qui aurait fait pencher la balance du Conseil, déjà miné par les Pazzi (le gentilhomme Jacopo de Pazzi, sans l’ombre d’un doute, aurait profité de la situation pour prétendre au contrôle de Florence).
Même l’arrivée précipitée du médecin et de l’apothicaire n’arriva pas à tranquilliser Lorenzo qui continuait à m’interroger sur tout ce que j’avais noté avant sa venue. Ces grands docteurs en effet, convaincus dès le début que la cause était l’empoisonnement, n’arrivaient pas à déterminer la substance responsable et en conséquence, indiquer le remède approprié. Entre temps Agnolo Ambrogini arriva sur les lieux, il était la seule personne, à part sa mère, en qui Lorenzo avait une confiance aveugle ; il le chargea d’inventer une excuse plausible pour les invités qui à raison, commençaient à remarquer l’absence du maître de maison. Avec l’aide d’Agnolo, les corps furent rapidement transportés, en grand secret, dans un abri proche.
Je remarquai alors qu’à l’endroit où gisait auparavant le corps de Simonetta, se trouvait une corbeille de pommes et de fruits des bois, en apparence comestibles et inoffensifs. Je saisis entre deux doigts une baie de myrtille et l’écrasai. En un éclair je me souvins que Jacopo, quelques mois auparavant à Rome, m’avait montré une plante très toxique, appelée « belladone » et connue également sous le nom de « cerise du diable » ; ses fruits pouvaient facilement être confondus avec les baies de myrtilles, mais à leur différence, elles étaient létales même en petite quantité. Le macérat de feuilles de belladone était souvent utilisé par les jeunes femmes pour rendre leur regard plus brillant et dilater leurs pupilles, les rendant ainsi plus séduisantes. Mon hypothèse fut considérée comme plausible par le médecin et confirmée par le fait que les deux agonisants gardaient des taches bleuâtres sur les lèvres. Hélas, le savant décréta que, si tel était le cas, aucune cure n’était connue, jetant Lorenzo dans une résignation désespérée.