l’atmosphère particulièrement rigide de cette soirée, la maîtresse de maison était aimable et détendue pour accueillir en compagnie de son mari, de vingt ans son aîné, les invités de haut rang qui affluaient dans leur superbe cour. Elle portait une longue cape moulante, ourlée d’une dentelle noire qui rehaussait la pâleur de sa peau. Sa robe, lacée dans le dos, était complétée par des manches séparées, brodées de fils d’or et formées de tissus variés. Ceux-ci, artistiquement coupés, étaient maintenus ensemble par des cordonnets et laissaient bouffer la chemise candide entre leurs entailles. Ses cheveux étaient voluptueusement retenus par un voile constellé de perles et de paillettes d’or.
Lorsqu’arriva le tour de Tristano, Riario fit obséquieusement les présentations de cet invité d’honneur à son épouse :
« Son Excellence Tristano de’ Ginni, celui en qui Sa Sainteté accorde toute sa confiance et sa bénédiction », comme s’il avait voulu souligner qu’il s’agissait là de l’homme dont dépendait la réussite de leur prochaine entreprise et donc le sort et la fortune de sa famille.
« Une extraordinaire renommée vous précède, Monsieur », prononça avec emphase Caterina en se tournant vers le beau diplomate.
« Extraordinaire est la facture de votre magnifique pendentif, gravé au burin, avec la technique supérieure des maîtres français de la fusion à cire perdue, Madame », répliqua aussitôt Tristano, fixant son cou et remontant jusqu’à ses yeux qui étaient profonds, fiers d’appartenir à une lignée de glorieux guerriers mais en même temps mélancoliques, miroirs résignés d’une âme insatisfaite, fidèles indicateurs du mal-être typique d’un bonheur trop ostentatoire.
Tristano fut conquis par ce regard, ne put s’en détacher un seul instant de toute la soirée et, profitant de l’absence momentanée du mari, en conversation dans une autre salle avec des cardinaux et des politiciens, il osa inviter Caterina pour une basse danse.
Depuis qu’elle vivait dans le milanais, elle avait pris l’habitude de pratiquer diverses activités, même certaines considérées comme inconvenantes pour son sexe ou pour son rang : c’était une chasseuse habile, elle était passionnée par les armes et elle avait un penchant prononcé pour commander, tous traits hérités de sa mère ; elle aimait aussi se lancer dans des expériences de botanique et d’alchimie. Elle était téméraire et aimait les téméraires.
Bien qu’elle fût le centre de tous les regards, elle ne put refuser.
« J’adore la sculpture grecque de Polyclète et Phidias. Et vous Madame ? » lui demanda Tristano quand les pas de la danse lui permirent de murmurer dans son oreille.
« Oui, elle est sublime. Je l’adore aussi », répondit-elle en souriant.
« Avez-vous déjà vu la collection d’art du Palais Orsini ? Il y a des corps herculéens sculptés dans le marbre d’une valeur inestimable », ajouta son audacieux cavalier.
« Oh !» fit la gente dame, feignant de s’étonner et de se troubler, « je peux imaginer … Mais vous aussi, Monsieur, devriez voir les tableaux de mon Melozzo que je garde jalousement dans mon palais », répondit-elle d’un ton caressant avant que la musique ne les sépare.
Pour le restant de la soirée l’élégante maîtresse de maison ignora les attentions du jeune séducteur qui par contre, ne voyait et ne sentait plus que la clarté et le parfum de sa peau à peine effleurée.
Le dîner se termina et les commensaux quittèrent peu à peu le magnifique banquet.
Tristano était déjà dans la cour quand un petit page le rejoint avec un billet plié.
« Les œuvres de mon Melozzo sont dans la loggia de l’étage noble. »
Et comme il n’avait pu refuser l’invitation du fils du pape, de même il ne pouvait absolument pas décliner celle de son estimée belle-fille. Il rentra et suivit le jeune serviteur au premier étage, où il attendit avec impatience le moment où il pourrait enfin libérer ces longs cheveux blonds, sous lesquels il découvrit l’intensité de ses lèvres, écarlates comme les blessures innombrables dont elle avait souffert.
Caterina avait une âme complexe … et cette complexité chez une femme, un bon séducteur peut l’observer au mieux dans deux situations particulières, dans le jeu et entre les draps.
Son ardeur ne faiblit pas jusqu’aux lueurs de l’aube, même quand elle lui confia en larmes les violences subies depuis sa tendre enfance.
« Parfois les secrets ne peuvent être confiés qu’à un étranger », dit-elle. Et elle commença son bouleversant récit :
« Ce n’était pas moi la promise de Girolamo Riario mais tout était organisé pour que ce fût ma cousine Costanza, qui avait onze ans à l’époque, pour être unie devant Dieu et les hommes à cet animal enragé. Mais la veille des noces, ma tante, Gabriella Gonzaga, exigea que la consommation de cette union légitime n’advienne qu’après trois ans, lorsque la petite Costanza aurait atteint l’âge légal. Girolamo, fou de rage, refusant ces conditions, annula le mariage et menaça toute la famille de terribles conséquences pour la grande honte subie. C’est ainsi que, comme on le ferait pour une bague abîmée, mes parents me substituèrent à ma cousine rejetée, et je dus consentir à toutes les exigences de mon époux despotique. Je n’avais que dix ans. »
Tristano, sidéré, ne put que la serrer très fort dans ses bras et essuyer les larmes qui coulaient sur son visage.
VI
Le sac d’Otrante
Ahmed Pacha et la ligue contre les Turcs
Après quelques jours, comme prévu, ayant mis au point les derniers détails, l’infatigable fiduciaire du pape partit pour Naples.
Le valeureux Pietro l’accompagnait dans sa mission secrète, désormais complètement rétabli et impatient de voir la cité parthénopéenne dont son père lui avait tant parlé quand il était enfant.
Pour Tristano par contre, ce n’était pas une nouveauté, mais devant l’insistance insolente dont était coutumier son palefrenier, il commença à raconter les évènements survenus trois ans auparavant :
« J’étais au moins aussi curieux et excité que toi maintenant. Imagine, je ne connaissais Naples que par une vieille carte bénédictine décrite par feu mon grand-père pour me montrer où ma mère, en ses jeunes années, avait servi à la cour. Je rejoignis Frère Roberto, mon maître et guide, bien connu à l’époque sous le nom de Frère Roberto Caracciolo da Lecce, dans la merveilleuse chapelle royale de Naples, et nous nous précipitâmes pour avertir le roi Ferdinando d ‘Aragon du péril turc imminent sur les côtes orientales.
En effet, une lettre urgente du Grand Maître des Chevaliers Hospitaliers avait peu avant informé le pape d’une tentative de la république vénitienne d’encourager les Ottomans à entreprendre une expédition contre la péninsule italienne, et plus spécifiquement contre le royaume de Naples. Ce qui évidemment faisait naître d’immenses préoccupations, non seulement pour les Aragonais, mais pour la Chrétienté toute entière.
Toutefois Ferrante (le nom que ses sujets donnaient au roi Ferdinando), non seulement ignora les avertissements sur la menace turque, mais peu après, totalement irresponsable, ordonna le départ de deux cents soldats de la garnison d’Otrante pour les déployer contre Florence.
Ainsi, le grand vizir Gedik Ahmed Pacha, après une tentative échouée d’arracher Rhodes aux chevaliers de Saint-Jean, débarqua sans problème avec sa flotte sur les côtes de Brindisi, le regard porté sur la ville d’Otrante. Il envoya son chargé de mission vers ses blanches murailles, garantissant aux habitants d’Otrante la vie sauve en échange de leur capitulation immédiate. Mais ces derniers, non seulement refusèrent les conditions du messager turc, mais perfidement l’assassinèrent, déchaînant par force la colère