George Sand

Lélia


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jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il n’est point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour l’imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n’est aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir: le plus grand poëte est alors celui qui invente le moins.

      Mais Sténio avait au fond du cœur la source de toute poésie, l’amour; et, grâce à l’amour, il couronnait les plus belles scènes de la nature avec une grande pensée, avec une grande image, celle de Lélia. Qu’elle était belle, reflétée dans les eaux de la montagne et dans l’âme du poëte! Comme elle lui apparaissait grave et sublime dans l’éclat argenté de la lune! Comme sa voix s’élevait, pleine et inspirée, dans la plainte du vent, dans les accords aériens de la cascade, dans la respiration magnétique des plantes qui se cherchent, s’appellent et s’embrassent à l’ombre de la nuit, à l’heure des mystères sacrés et des divines révélations! Alors Lélia était partout, dans l’air, dans le ciel, dans les eaux, dans les fleurs, dans le sein de Dieu. Dans le reflet des étoiles, Sténio voyait son regard mobile et pénétrant; dans le souffle des brises, il saisissait ses paroles incertaines; dans le murmure de l’onde, ses chants sacrés, ses larmes prophétiques; dans le bleu pur du firmament, il croyait voir planer sa pensée, tantôt comme un spectre ailé, pâle, incertain et triste, tantôt comme un ange éclatant de lumière, tantôt comme un démon haineux et moqueur: car Lélia avait toujours quelque chose d’effrayant au fond de ses rêveries, et la peur pressait de son âpre aiguillon les désirs passionnés du jeune homme.

      Dans le délire de ses nuits errantes, dans le silence des vallées désertes, il l’appelait à grands cris; et quand sa voix éveillait les échos endormis, il lui semblait entendre la voix lointaine de Lélia qui lui répondait tristement du sein des nuées. Quand le bruit de ses pas effrayait quelque biche tapie sous les genêts, et qu’il l’entendait raser en fuyant les feuilles sèches éparses dans le sentier, il s’imaginait entendre les pas légers de Lélia et le frôlement de sa robe effeuillant les fleurs du buisson. Et puis, si quelque bel oiseau de ces contrées, le lagopède au sein argenté, le grimpereau couleur de rose et gris de perle, ou le francolin d’un noir sombre et sans reflets, venait se poser près de lui et le regarder d’un air calme et fier, prêt à déployer ses ailes vers le ciel, Sténio pensait que c’était peut-être Lélia qui s’envolait sous cette forme vers de plus libres régions.

      «Peut-être, se disait-il en redescendant vers la vallée avec la crédule terreur d’un enfant, peut-être ne retrouverai-je plus Lélia parmi les hommes.»

      Et il se reprochait avec effroi d’avoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiqu’il l’eût entrainée partout avec lui dans ses courses, quoiqu’il eût rempli d’elle les monts et les nuages, quoiqu’il eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de l’homme, les espaces les plus insaisissables à son espérance.

      Ce jour-là il s’arrêta à l’entrée de la clairière profonde, et s’apprêta à retourner sur ses pas; car il vit devant lui un homme, et le plus beau site perd son charme quand celui qui vient y rêver ne s’y trouve plus seul.

      Dès qu’il aperçut Sténio, il accourut vers lui.

      «Eh bien! jeune homme, lui dit-il d’un air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu! La femme n’est plus!

      —La femme! dit Sténio. Il n’en est pour moi qu’une seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous?

      —De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia! Dites, jeune homme, est-elle bien morte? A-t-elle renié Dieu en rendant son âme au démon? Avez-vous vu la noire phalange des esprits, de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie? Avez-vous vu sortir son âme maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés? Ah! maintenant, respirons! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée s’ouvrent fraîches et vermeilles! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse! Tout renaît, tout espère, tout va vivre: Lélia est morte!

      —Malheureux! s’écria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres? Quelle pensée de délire et de mort vous agite? D’où venez-vous? où avez-vous passé la nuit? D’où savez-vous ce que vous osez dire? Depuis quand avez-vous quitté Lélia?

      —J’ai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait d’une voix aigre; sa voix s’élevait dans le silence et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de l’archange, qui s’élève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement l’archange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et j’entendis sa voix qui disait: Lélia n’est pas morte encore! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta d’un ton amer: Lélia n’est pas morte! Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de l’est, poussa un profond soupir et dit: Encore! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je m’arrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour m’assurer que je n’étais pas sous la puissance des rêves.

      —Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées?

      —Depuis ce temps, dit Magnus, j’ai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia n’est plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie s’écouler pure et nonchalante comme le ruisseau de la colline. Mon âme est sauvée...

      —Vous avez perdu l’esprit, Dieu soit loué! dit le jeune homme. Vous parlez de la maladie funeste qui faillit nous enlever Lélia, il y a un mois. Je vois, en effet, à vos cheveux et à votre barbe, que vous êtes depuis longtemps sur la montagne. Venez avec moi, homme malheureux; j’essaierai de vous soulager en écoutant le récit de vos douleurs.

      —Mes douleurs ne sont plus, dit le prêtre avec un sourire qu’on eût pris pour une céleste inspiration, tant il était doux et calme. Je vis: Lélia est morte. Écoutez le récit de ma joie. Quand j’arrivai au logis de la femme, je sentis la terre trembler; et quand je voulus monter l’escalier, l’escalier recula par trois fois avant que je pusse y poser le pied. Mais quand les portes se furent ouvertes, je vis beaucoup de monde, et je me rappelai aussitôt quelle contenance un prêtre doit avoir devant le monde pour faire respecter Dieu et le prêtre. J’oubliai absolument Lélia. Je traversai les appartements sans trouble et sans crainte. Quand j’entrai dans le dernier, je ne me souvenais plus du tout du nom de la personne que j’allais voir; car, je vous le dis, il y avait là du monde, et je sentais le regard des hommes qui était sur moi tout entier. Connaissez-vous la pesanteur du regard des hommes? Vous est-il jamais arrivé d’essayer de le soulever? Oh! cela pèse plus que la montagne que voici; mais, pour le savoir au juste, il faut être prêtre et porter l’habit que vous voyez... Je m’en souviens,