George Sand

Lélia


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son regard d’airain, le charme qui pesait sur moi s’évanouit; je vis clair autour de moi, et je reconnus le lieu où l’on m’avait amené. Les roses se changèrent en couleuvres, et se tordirent sur leurs tiges en dressant vers moi leurs têtes menaçantes. Les murs se teignirent de sang, les vases de parfums se remplirent de larmes, et je vis que mes pieds ne touchaient plus la terre. Les lampes vomissaient des flammes rouges qui montaient vers la voûte en ardentes spirales, et qui m’étouffaient comme des remords. Je tournai encore les yeux vers le canapé: c’était toujours Lélia, mais elle était sur un réchaud embrasé, elle expirait dans d’atroces douleurs. Elle me demanda de la sauver, je m’en souviens bien; mais alors je me souvenais aussi des vaines prières que je lui avais faites en d’autres temps, des larmes inutiles que j’avais versées à ses pieds, et le ressentiment était dans mon cœur. Elle avait perdu mon âme, elle m’avait enlevé Dieu: j’étais content de me venger et de perdre son âme, et de lui enlever Dieu à mon tour. C’est pourquoi je l’ai maudite et j’ai été sauvé; et Dieu a récompensé mon courage, car aussitôt un nuage s’est répandu sur ma vue. Lélia a disparu, et les couleuvres aussi; et les langues de feu, et le sang, et les larmes ont disparu, et je me suis trouvé seul au pied des arceaux de la cathédrale. Le jour naissait, les vapeurs se dissipaient un peu; l’archange de pierre porta alors à ses lèvres la trompette que sa main tient immobile depuis plusieurs siècles: il en tira une fanfare éclatante dans laquelle je distinguai ce cri sauveur: Lélia n’est plus! La chouette rentra sous le chapiteau qui lui sert de retraite, en répétant: Lélia n’est plus! Alors la vierge de marbre blanc, cette vierge que je n’osais pas regarder quand je passais à ses pieds, parce qu’elle ressemblait à Lélia, cette vierge si pâle et si belle, qui avait sept glaives dans le sein et toutes les douleurs de l’âme sur le front tomba, brisée sur les marches de l’église. Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas cela. Dites-moi, avez-vous vu les débris?

      —Je suis passé hier soir devant elle, répondit Sténio, et je vous assure qu’elle est toujours fort belle, et qu’elle est debout.

      —Ne blasphémez pas, jeune homme, dit le prêtre avec un sérieux effrayant. Dieu vous frapperait de sa malédiction, il vous rendrait fou; je crains que vous ne le soyez déjà, car vous parlez comme un être privé de raison. Savez-vous ce que c’est que l’homme? Savez-vous ce que c’est que Dieu? Connaissez-vous la terre, connaissez-vous le ciel?

      —Prêtre, laissez-moi vous quitter, dit Sténio, que l’aliéné voulait entraîner vers sa grotte. Je ne saurais écouter vos paroles sans terreur. Vous maudissez Lélia, vous la condamnez au néant, et vous osez parler de Dieu, et vous osez porter l’habit de ses ministres?

      Alors passa une chouette qui... (Page 23.) Alors passa une chouette qui... (Page 23.)

      —Vous mentez! s’écria Sténio avec fureur. Lélia ne vous a jamais poursuivi, jamais aimé!...

      —Eh! je le sais, dit tranquillement le prêtre. Vous ne me comprenez pas: écoutez, asseyez-vous avec moi sur le tronc de ce mélèze qui sert de pont au-dessus de l’abîme. Là, plus près de moi, votre main dans la mienne, ne craignez rien. L’arbre ploie, le torrent gronde, le gouffre écume là-bas, dans cette noire profondeur, juste au-dessous de nous: cela est beau! c’est l’image de la vie.»

      En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio de ses bras crispés par la fièvre. Il était plus grand que lui de toute la tête, et le délire augmentait horriblement sa force musculaire. Son regard morne plongeait dans le gouffre et en mesurait la profondeur, tandis que ses mains distraites et convulsives semblaient toutes prêtes à y précipiter le jeune homme. Malgré le péril de cette situation, Sténio était si avide de ce qu’il allait entendre, le secret qui était entre Lélia et le prêtre torturait depuis si longtemps son âme jalouse, qu’il resta tranquillement assis sur l’unique solive qui tremblait au-dessus du précipice.

      Cela s’appelle le pont d’enfer. Chaque gorge, chaque torrent a son passage périlleux décoré du même nom emphatique, et praticable seulement aux chamois, aux hardis chasseurs et aux sveltes filles de la montagne.

      «Écoute, écoute, dit le prêtre, il y avait deux Lélia: tu n’as pas su cela, jeune homme, parce que tu n’étais pas prêtre, parce que tu n’avais ni révélations, ni visions, ni pressentiments. Tu vivais naturellement, et d’une grosse vie facile et commune; moi j’étais prêtre, je connaissais les choses du ciel et de la terre, je voyais Lélia double et complète, femme et idée, espoir et réalité, corps et âme, don et promesse; je voyais Lélia telle qu’elle est sortie du sein de Dieu: beauté, c’est-à-dire tentation; espoir, c’est-à-dire épreuve; bienfait, c’est-à-dire mensonge; me comprenez-vous? Oh! ceci est bien clair pourtant, et, si tous les hommes n’étaient pas fous, ils écouteraient la parole d’un homme sage, ils connaîtraient le danger, ils se méfieraient de l’ennemi. C’était mon ennemi, à moi, il était double, il s’asseyait le soir dans la galerie de la nef; je le voyais bien, je ne connaissais que trop la place où il avait l’habitude de paraître. C’était dans une riche travée toute drapée de velours bleu pâle; je la vois encore cette place maudite! C’était entre deux colonnes élancées qui la portaient suspendue entre la voûte et le sol, sur leurs frêles guirlandes de pierre. Il y avait deux anges sculptés, blancs comme la neige, beaux comme l’espoir, qui entrelaçaient leurs blanches mains et croisaient leurs ailes de marbre sur l’écusson de la balustrade. C’était justement là qu’elle venait s’asseoir. Elle se penchait avec un calme impie, elle appuyait son coude insolent sur les fronts inclinés de ces deux beaux anges; elle jouait avec la frange d’argent des draperies, elle dérangeait les boucles de sa chevelure, elle promenait son regard audacieux sur le temple, au lieu de courber la tête et d’adorer l’Éternel. Oh non! elle ne venait pas là pour prier! Elle venait pour se désennuyer, se faire voir comme en spectacle, se délasser des fêtes et des mascarades, en écoutant pendant une heure les accents de l’orgue et la poésie des cantiques. Et vous tous, vous étiez là, jeunes vieux, riches et nobles, suivant des yeux chacun de ses mouvements, épiant ses moindres regards, vous efforçant de saisir sa pensée dans la profondeur impénétrable de ses orbites, et vous agitant comme des damnés dans leur tombe à l’heure de minuit pour attirer sur vous l’attention enviée de la femme. Mais elle! mais Lélia! Oh! qu’elle était grande, qu’elle était imposante! Comme elle planait avec dédain sur les hommes! Comme je l’aimais alors, comme je la bénissais pour son orgueil! Comme je la voyais belle sous le reflet mat des bougies, pâle et grave, fière et douce pourtant! Oh! vous ne la possédiez pas, vous autres! Vous ne saviez pas ce qui se passait dans son cœur, son regard ne vous le révélait jamais, vous n’étiez pas plus heureux que moi! Comme cette pensée m’attachait à elle! Dites, dites! avez-vous jamais saisi son âme? Avez-vous deviné l’idée qui fermentait dans son grand front? Avez-vous creusé son cerveau et fouillé dans les trésors de sa pensée? Non! vous ne l’avez pas fait. Lélia ne vous a pas appartenu non plus. Vous ne savez ce que c’est que Lélia. Vous l’avez vue sourire tristement, ou rêver d’un air ennuyé; vous n’avez pas vu son sein se gonfler, ses larmes couler; sa colère, sa haine ou son amour, vous ne les avez pas vus se répandre! Dites, jeune homme, vous n’êtes pas plus heureux que moi! Si vous me disiez le contraire, entendez-vous, cet abîme ne serait pas assez profond pour vous recevoir!

      En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio... (Page 24.) En parlant ainsi, l’insensé entourait Sténio... (Page 24.)