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Les naturalistes


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son aval pour la troisième édition de la traduction de Clémence Royer et il chargera quelqu’un d’autre de réaliser une nouvelle traduction de l’ouvrage.

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      Ill. 5: Lausanne dans les années 1860: la promenade du lac et l’Hôtel Beau-Rivage. Peinture de Rudolf Dickmann.

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      Ill. 6: Vue sur les villages du vignoble de Lavaux, Pully (au premier plan) et Cully (à l’arrière-plan) au bord du Léman, avec, au loin, les Alpes valaisannes. Peinture de William-Henry Bartlett, 1835.

      Malgré la fin de cette collaboration, Clémence Royer reste sans doute la plus influente médiatrice de la théorie de Darwin en France. En 1869, elle s’installe à Paris avec son compagnon, Pascal Duprat. Elle sera la première femme admise dans la Société d’anthropologie – la seule société savante française qui s’intéressait sérieusement au darwinisme. A sa direction, on trouvait un groupe d’intellectuels radicaux rassemblés autour de Paul Broca (1824-1880), dont Carl Vogt, qui habitait Genève. Grâce à l’influence de Clémence Royer, les anthropologues français acceptèrent peu à peu la théorie de Darwin. Avec sa traduction, elle marquera également la réception de Darwin en Italie, en Espagne et en Amérique latine, où le français était la principale langue scientifique.30

      MÂLES ET FEMELLES, FEMMES ET HOMMES DANS LA THÉORIE DE L’ÉVOLUTION

      Un problème central, qui mettra en conflit Clémence Royer non seulement avec Darwin, mais aussi avec Broca et les autres théoriciens français, concerne le rôle des femelles dans le monde animal, et celui des femmes chez les humains, dans le processus de l’évolution – une question qui est omniprésente dans l’œuvre philosophique de Clémence Royer. C’est d’ailleurs à cause de ce débat que le personnage reste d’une actualité brûlante, mais aussi problématique.31

      Pour comprendre la position de Clémence Royer, il est important de rappeler que les naturalistes du XIXe siècle contribuèrent largement à légitimer la discrimination sociale et politique des femmes. «A de nombreux égards, le caractère des scientifiques est antiféminin», prétendait notamment en 1874 le neveu de Darwin, Francis Galton, l’un des plus grands chercheurs de son temps dans le domaine de l’hérédité.32 Son contemporain genevois Alphonse de Candolle, un éminent botaniste, s’exprime dans le même sens: «Le développement [intellectuel] de la femme s’arrête plus vite que celui de l’homme […]. En outre, l’esprit féminin est primesautier.»33 De tels points de vue, qui remontent jusqu’au XVIIIe siècle, se voyaient scientifiquement confortés par la conception de la «sélection sexuelle» de Darwin. Elle lui servait à expliquer l’accouplement des espèces animales et végétales. Il partait du principe que les hommes jouent un rôle actif dans la conquête de la femelle ainsi que dans la compétition qui les oppose à d’autres mâles, tandis que les femelles adoptent un comportement passif lors de l’accouplement ainsi qu’un rôle protecteur dans l’éducation des jeunes animaux. Ce mécanisme aurait eu pour conséquence, prétend Darwin dans son ouvrage sur l’«origine des hommes», que les sexes s’étaient de plus en plus éloignés les uns des autres, physiquement et intellectuellement: «Finalement, l’homme devint supérieur à la femme.»34

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      Ill. 7: Des contemporains de Clémence Royer: Charles Darwin (en haut à gauche), Paul Broca (ci-dessus) et Carl Vogt (ci-contre).

      Clémence Royer s’élève contre de tels propos de manière originale. Elle partage, certes, avec ses contemporains, l’idée d’une «infériorité acquise»35 des femmes par rapport aux hommes. Sur certains points importants, elle s’écarte toutefois de ses contradicteurs masculins. Alors que ceux-ci considéraient cette inégalité biologique comme irréversible et catégorielle, elle n’a pour Clémence Royer «rien de fatal, rien d’absolu».36 Cette opinion a quelque chose à voir avec sa lecture lamarckienne de Darwin. Elle croyait que les êtres humains et les animaux pouvaient retransmettre à leurs descendants des qualités physiques ou mentales qu’ils avaient seulement acquises après leur naissance. Elle en tirait une théorie de l’évolution et des sexes qui comprenait trois phases. Chez les ancêtres les plus anciens de l’homme, les mâles et les femelles étaient quasiment identiques, physiquement et intellectuellement. Seule la raréfaction des ressources, en accroissant la pression de la concurrence entre les premiers hommes, a conduit à une différenciation sexuelle. Durant cette deuxième phase du processus d’évolution, une répartition des tâches entre les deux sexes visant à protéger leur propre descendance, et, partant, le maintien de leur espèce comme un avantage sélectif, s’est produite. D’un point de vue physique, on assiste à une régression des glandes mammaires masculines, alors qu’inversement, les femmes se spécialisent dans l’allaitement de leur progéniture.37 La recherche de nourriture et la lutte contre la concurrence auraient alors incité les hommes à élargir leur rayon de déplacement, ce qui aurait entraîné un accroissement de leur force physique et de leur intelligence. Les femmes, quant à elles, auraient développé leurs instincts maternels et domestiques. L’ironie féministe de cet argument est que l’asymétrie naturelle entre les sexes n’est pas une caractéristique primaire de l’espèce humaine, mais une caractéristique sociale acquise, secondaire. Dans cette optique, les différences biologiques entre les sexes ne sont pas statiques. Soumises à l’évolution de l’histoire naturelle, elles pourront à nouveau se transformer à l’avenir, à savoir se résorber. C’est précisément ce que visait l’argumentation de Clémence Royer. Les «races civilisées» sont, selon elle, au seuil d’une troisième phase du processus d’évolution, dans laquelle les asymétries sexuelles ne seront plus nécessaires, et seront même contre-productives. Au lieu de la force physique et de la dureté chez les hommes, et au lieu du caractère domestique et prudent chez les femmes, la vie dans les sociétés industrielles modernes demandera de plus en plus le développement de facultés intellectuelles et sociales de la part des deux sexes. Pour concevoir une vie harmonieuse dans les villes, les hommes devront donc conjuguer force physique, intelligence et émotivité, tandis que les femmes devront associer la beauté à la force et la tendresse à l’intelligence.38 Biologiquement, la conception de Clémence Royer était concevable, car les fillettes et les garçons héritent des caractéristiques de leurs mères, mais aussi de leurs pères. De ce point de vue, les hommes avaient aussi des dispositions féminines (d’où, par exemple, les mamelons des seins), et vice versa. Pour que les deux sexes puissent pleinement déployer leurs dispositions masculines et féminines, il fallait toutefois supprimer les discriminations juridiques et sociales des femmes. Ainsi pourraient-elles, en concurrence avec les hommes, développer leurs dispositions masculines potentielles en matière d’intelligence, de courage et d’activité, et les retransmettre à leurs filles. Les asymétries biologiques des sexes étaient donc, pour Clémence Royer, largement enracinées dans la nature. Elles n’avaient toutefois rien d’originel, il s’agissait là d’un phénomène d’histoire naturelle secondaire, qui était nécessaire pour atteindre l’état de civilisation dans lequel elles devaient être désormais amenées à disparaître.

      LA FEMME BLANCHE GARDIENNE DE SA «RACE»

      Clémence Royer considérait le sexe humain comme quelque chose d’androgyne et de transformable – une idée qui trouve un écho dans l’actuelle théorie des genres.39 Toutefois, sa théorie présentait un aspect problématique. Pour elle, la vérité profonde sur la nature de l’être humain résidait en effet dans la hiérarchie entre les «races» humaines. «Le premier regard que nous jetons sur l’ensemble de l’humanité vivante», écrit-elle dans son ouvrage principal sur la théorie de l’évolution, Le premier regard, publié en 1869, «nous la montre divisée en grandes races, très-inégales par leurs aptitudes, leur ordre social, leurs