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La prononciation du français langue étrangère


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      L’intonation en français L3 chez des apprenant.e.s bilingues allemand-turc : production et perception

      Christoph Gabriel, Jonas Grünke (Mayence)

      1 Introduction

      « Phonology is the Cinderella of bilingual studies » – c’est ainsi qu’Ian Watson (1991 : 25) a caractérisé à juste titre la phonologie dans le contexte des recherches sur le bilinguisme. Alors qu’elle végétait, à l’époque, dans l’ombre d’autres disciplines linguistiques, l’étude des capacités de prononciation de locuteurs qui parlent régulièrement plusieurs langues constitue aujourd’hui un domaine de recherche bien établi (cf. Archibald 1998 ; Bohn/Munro 2007 ; Trouvain/Gut 2008 ; Mennen/De Leeuw 2014 ; Gabriel/Kireva 2014 ; Avanzi et al. 2015). Dès le tournant du millénaire, la recherche a accordé de plus en plus son attention à la parole non native, et ce, en prenant en considération toute la gamme de potentielles influences translinguistiques et en établissant la distinction entre l’apprentissage phonologique d’une seconde langue (L2) et celui d’une troisième (L3 ; cf. Marx/Mehlhorn 2010). En d’autres mots : on a commencé à distinguer entre l’apprentissage « classique » d’une langue étrangère, où les effets de transfert qu’on retrouve dans la parole non native sont dus à une seule source, c’est-à-dire à la L1 des apprenant.e.s, et les contextes dans lesquels une langue donnée est apprise (ou acquise) comme une langue étrangère supplémentaire après l’apprentissage d’une première langue étrangère. Jusqu’à nos jours, la plupart des études conduites dans le domaine de la phonologie L3 se concentrent sur l’apprentissage consécutif de différentes langues étrangères (cf. Cabrelli Amaro et al. 2015 ; Cabrelli Amaro/Wrembel 2016). C’est ainsi que Llama et al. (2010) ont analysé la production d’occlusives sourdes initiales en espagnol comme L3 chez des apprenant.e.s anglophones qui avaient appris auparavant le français (L2) ainsi que la condition inverse avec l’espagnol étant la L2 et le français la L3. Les auteur.e.s ont trouvé une influence de la L2 sur la L3, ce qui plaide en faveur du statut prépondérant de la L2 (angl. L2 status factor ; cf. Bardel/Falk 2007). Ce point de vue a été étayé par Wrembel (2010) qui a trouvé une influence de l’allemand (L2) sur l’anglais (L3) chez des apprenant.e.s polonais.es. Dans un travail ultérieur, cependant, la même auteure (Wrembel 2014) a étudié le délai d’établissement du voisement (angl. voice onset time (VOT)) chez des jeunes polonais.es apprenant l’anglais comme L2 et l’allemand ou le français comme L3 et a trouvé des valeurs intermédiaires entre celles de la L1 et de la L2 dans les deux langues étrangères (soit l’anglais et l’allemand, soit l’anglais et le français). Notons que de tels résultats remettent en cause le statut prédominant de la L2.

      Les scénarios d’acquisition autres que l’apprentissage consécutif de plusieurs langues étrangères ont longtemps été ignorés dans la recherche phonologique : les premières études empiriques qui portent sur l’acquisition d’une L3 dans des contextes plurilingues et qui incluent expressément les langues de migration ou d’origine (angl. heritage languages, HL ; cf. Valdés 2000 ; Montrul 2018) n’ont été publiées qu’à partir du milieu des années 2010.

      La présente contribution vise à compléter le tableau en abordant la question de savoir si les apprenant.e.s germano-turc/que.s du FLE (L3) sont avantagé.e.s par rapport aux monolingues allemand.e.s, non seulement au niveau segmental, mais aussi au niveau prosodique. Comme nous le soulignerons, le turc est prosodiquement plus proche du français que de l’allemand, ce qui pourrait se traduire par un avantage pour les apprenant.e.s qui parlent le turc comme langue d’origine en même temps que l’allemand. Outre cette raison purement linguistique, on ne saurait trop insister sur la pertinence sociétale de l’étude de l’apprentissage du français langue étrangère (FLE) chez les bilingues germano-turc/que.s : le recensement de 2018 a documenté plus de 2,7 millions d’Allemand.e.s d’origine turque (3,4 % de la population totale) et, dans la tranche d’âge concernée de 10 à 20 ans, 440 000 personnes ont déclaré avoir un passé migratoire respectif (5,8 % de cette partie de la population ; cf. Statistisches Bundesamt 2018 : 63). Les compétences linguistiques de la population germano-turque ne sont pas précisément documentées, mais selon le dernier recensement, le turc est la langue prédominante dans 1,4 % des ménages allemands (cf. Statistisches Bundesamt 2018 : 485).

      Notre contribution s’organise comme suit. Dans la section 2, nous résumerons les résultats d’études récentes sur l’apprentissage de la prononciation du FLE dans le contexte plurilingue en Allemagne. Ensuite, la section 3 sera consacrée à la description des langues de notre échantillon, c’est-à-dire l’allemand, le français et le turc, d’un point de vue intonatif. La section 4 exposera notre étude empirique portant sur des données de productions et de perception. Après en avoir présenté la méthodologie (4.1), nous exposerons les résultats obtenus (4.2). Dans un premier temps, nous présenterons les résultats de l’analyse intonative d’un petit corpus de parole lue (4.2.1). Dans un deuxième temps, nous aborderons la perception des mêmes données au moyen d’une tâche d’évaluation du degré d’accent étranger mise en œuvre avec (i) des juges natifs issus de divers pays francophones et (ii) de (futur.e.s) professeur.e.s du FLE allemand.e.s. La section 5, enfin, propose une brève discussion des résultats et indique quelques directions pour la recherche future.

      2 L’apprentissage de la prononciation française par des apprenant.e.s plurilingues

      Dans leurs études sur les propriétés temporelles de l’anglais, du français et de l’espagnol comme langues étrangères chez des apprenant.e.s bilingues allemand-chinois et allemand-turc, Gabriel/Rusca-Ruths (2015) et Gabriel et al. (2015) ont constaté de légers indices d’un avantage bilingue. Leurs mesures du rythme prosodique ont révélé que les apprenant.e.s plurilingues qui font preuve d’un degré élevé de conscience phonologique et interlinguistique et qui affichent une attitude positive à l’égard de leur langue d’origine et de la langue étrangère respective ont obtenu des résultats plus proches de la cible que leurs pairs monolingues. Ceci, à son tour, suggère que certains facteurs extralinguistiques peuvent faciliter le transfert positif de la langue d’origine vers la L3. Enfin, les mesures de VOT faites par Gabriel et al. (2016) suggèrent qu’en plus de la conscience phonologique et des attitudes des apprenant.e.s, l’enseignement de la prononciation en classe de FLE joue un rôle important : ni les apprenant.e.s bilingues (allemand.e.s-chinois.es) ni les apprenant.e.s allemand.e.s monolingues n’atteignent des valeurs cibles pour les occlusives en FLE, tandis que la majorité des apprenant.e.s monolingues chinois.es (enregistré.e.s à Pékin) à qui les enseignants chinois ont explicitement signalé d’éviter l’aspiration des occlusives /p t k/ en français, produisent des valeurs de VOT similaires à celles du groupe de contrôle monolingue français. La production d’occlusives en termes de VOT a également été abordée par Llama/López-Morelo (2016). Les auteures ont analysé des données recueillies auprès de locuteurs bilingues espagnol-anglais qui avaient participé à un programme d’immersion en français au Canada anglophone et ont montré que les valeurs de VOT produites par les bilingues en français L3 étaient influencées par l’anglais, bien que leur langue d’origine, l’espagnol, ne montre pas cette influence. Ce résultat suggère que la langue environnante (l’anglais), qui est aussi la langue de l’enseignement scolaire, surpasse la langue d’origine (l’espagnol) comme base de transfert positif vers la langue étrangère (le français). Cette opinion est appuyée par les travaux de Gabriel et al. (2018a) et de Dittmers et al. (2018) qui étudient la production des occlusives sourdes et sonores anglais, français et russe comme langues étrangères produites par de jeunes bilingues turc-allemand et russe-allemand : alors que pour /p t k/, les multilingues produisent en français L3 des valeurs de VOT plus proches de la langue cible que les apprenant.e.s monolingues allemand.e.s, ils/elles ne réussissent pas à pré-voiser /b d ɡ/. Pourtant, leurs langues d’origine respectives (le turc et le russe) ont conservé ce trait qui aurait donc pu être positivement transféré vers le français. Un effet positif du turc sur l’apprentissage de l’anglais et du français a également été constaté par Ösazlan/Gabriel (2019).