lourd voile de fumée et révélant le massacre des derniers membres de la Vieille Garde. On pouvait voir des créatures à la peau grise à perte de vue, s'interpellant dans leur étrange langage guttural, rampant le long des murs et des tours comme des mouches grotesques, et se disputant bruyamment leur butin de guerre : les membres et les oreilles coupés des morts. D'autres encore grimpaient de la Fosse, leurs griffes en forme de faucille harponnant la vieille pierre pour faciliter leur ascension. Ils étaient trop nombreux, beaucoup trop nombreux. Et sans plus de fumée pour cacher leur présence, ce n’était qu'une question de temps avant que Reed et Yusifel ne soient découverts.
— C'est la fin, alors, souffla Reed.
Il avait toujours pensé qu'un jour, il quitterait le mur et retournerait à Jaelem pour commencer une nouvelle vie, peut-être en tant que chaumier ou pêcheur comme son père. Il passerait ses journées sur le lac, avec pour seule compagnie sa canne à pêche et ses hameçons, à regarder la façon dont la lumière du soleil se reflétait sur la surface de l'eau. Peut-être même qu’il se rendrait enfin sur la tombe de sa mère. Il lui devait bien ça. Mais les choses ne se passent jamais comme on le souhaite, n'est-ce pas ? Au lieu de cela, il allait mourir ici sur le mur, sans que l'on se souvienne de lui, son corps pillé et démembré par ces créatures expulsées de la Fosse.
— Reed, mon garçon ? Tu te rappelles, il y a bien des années, de ton premier jour dans la cour d'entraînement, au garde-à-vous sous la pluie ? dit Yusifel distraitement. Quelle est la première chose que je t’ai apprise, la première loi de la Vieille Garde ?
Il ne regardait pas Reed, ni même la foule de créatures devant lui. Son regard était tourné vers la herse et une forme imposante qui s'approchait rapidement de l'autre côté.
— Je jure sur ma vie de défendre le mur, répondit automatiquement Reed.
— En effet, et la seconde ?
— Je confie ma vie à la volonté des Douze, dit Reed d'une voix hésitante. Car il pouvait clairement voir la silhouette maintenant. Une larme de soulagement coula sur sa joue. Hode avait raison. De l'autre côté de la herse se tenait un Chevalier des Douze.
*
Le chevalier mesurait au moins un mètre quatre-vingt-dix et était vêtu d'une magnifique armure de plaques polies qui brillaient malgré le peu de lumière. Il portait une barbute : un heaume d’acier sans visière, avec une ouverture en forme de T pour les yeux et la bouche. Deux cornes fixées de chaque côté du casque s'incurvaient vers l'extérieur puis revenaient vers le centre, comme d'énormes pinces de crabe. Il portait en bandoulière une gigantesque hache de combat à double lame d'au moins un mètre cinquante de long, faite de bois dur noirci et surmontée de deux lames en forme de croissant aussi larges que la tête d'un homme.
L'arme et l'armure du chevalier étaient impressionnantes, mais l'homme qui les portait l'était encore plus. Une puissance et une confiance émanaient de sa personne, chacun de ses mouvements était précis et calculé. Des yeux bleu océan perçants, remplis d'une intelligence et d'un savoir féroces, brûlaient dans les profondeurs de son casque à cornes.
Puis le chevalier prit la parole d'une voix calme, ferme, et légèrement accentuée, en contradiction avec sa carrure imposante.
— Je vous salue, Messieurs les Gardes, dit-il poliment aux deux hommes, leur adressant un bref signe de tête. Je dois m'excuser pour mon retard. J'ai rencontré des problèmes en chemin qui ont dû être réglés avant que je ne puisse vous venir en aide. Il regardait la herse d'un air pensif.
— Sire Aldarin ! s’écria Yusifel avec extase. Je commençais à perdre espoir ! La vieille chaîne du portail a sauté de son engrenage, j'en ai peur, mais si vous pouviez néanmoins trouver un moyen de nous rejoindre, nous vous en serions très reconnaissants !
Aldarin avait posé ses deux mains gantées sur la herse.
— Vous feriez bien de reculer de quelques pas, dit-il. Je pense que cela ne sera pas un bien grand obstacle.
Il s'arcbouta contre la porte et poussa de ses épaules. Pendant quelques secondes, rien ne se passa. Puis, avec un grincement plaintif de métal torturé et de chaînes rouillées, la herse se souleva graduellement, à trente, soixante, puis quatre-vingt-dix centimètres du sol. Aldarin poussa un grognement d'effort, se glissa sous le portail et lâcha prise. La herse retomba en place avec un bruit assourdissant qui ébranla les murs de la place. Des dizaines de petites têtes grises se tournèrent vers le son.
Le regard du chevalier parcourut la place, s'attardant sur les corps des gardes et les dépouilles macabres. Ses yeux devinrent froids.
— Ces hommes ne méritaient pas ce sort, dit-il calmement.
Passant sa main par-dessus son épaule, il dégaina son impressionnante hache à double tranchant des anneaux métalliques qui la maintenaient au dos de son armure. Il tenait l'arme d'une main légère, comme si elle n'était qu'un jouet en bois.
— Greylings ! lança-t-il, sa voix profonde et puissante traversant aisément la place. Vous avez profané les corps de ces hommes et tourné en dérision le Traité de Paix gravé dans la pierre par les Douze eux-mêmes. Cette trahison est inacceptable ! Je n'ai pas d'autre choix que de vous renvoyer à la Fosse. Apprêtez-vous !
Levant sa hache, il la toucha légèrement au haut de son casque dans un salut de duelliste. Reed pouvait distinguer le mot « Brachyura » gravé en lettres d’argent sur le manche en bois.
Les deux gardes avancèrent en titubant pour se placer aux côtés du chevalier, mais celui-ci leur fit signe de reculer et s’avança seul à la rencontre de l'ennemi.
Cinq des créatures s’étaient rapprochées, se déployant à gauche et à droite pour se jeter sur lui des deux côtés. Aldarin, ralentissant à peine sa marche, fit tourner sa hache en un large arc de cercle. Les deux lames, tranchantes comme des rasoirs, décapitèrent le premier attaquant, entaillèrent profondément les torses de trois autres, et coupèrent le bras de la cinquième créature, envoyant sa main griffue virevolter à plusieurs mètres.
Reed regardait le carnage bouche bée, incapable de comprendre ce qui venait de se passer. En quelques secondes, le chevalier avait tué plus de créatures qu'il n'en avait combattu lui-même au cours de la dernière heure.
Il avait entendu les nombreuses rumeurs courant sur les Chevaliers des Douze. On racontait qu'ils vivaient dans l'isolement, loin des regards indiscrets, construisant et entretenant de grands temples sur des pics montagneux solitaires, des sables brûlants du désert ou des falaises d'îles balayées par le vent.
On supposait qu'ils restaient là, enfermés dans l'isolement, affinant leurs corps et leurs esprits pour défendre le royaume, et que les Baronnies ne faisaient appel à eux qu'en cas de besoin. Tout comme la Vieille Garde, on pouvait autrefois trouver des chevaliers dans chaque grande province, au service des Barons et de leurs vassaux, mais c'était il y a bien longtemps. Reed ne connaissait personne ayant rencontré un Chevalier des Douze en chair et en os, pas même les plus anciens membres de la Garde.
Jusqu'à maintenant.
Aldarin avait atteint le centre de la place, entouré de tous côtés par les créatures. Sa hache s'élevait et s'abaissait dans des mouvements effilés et précis. Chaque coup était parfaitement coordonné, visant à infliger de lourds dégâts avec un minimum d'effort. Les Greylings ne portaient pas d'armure et n'avaient ni boucliers, ni armes pour parer les coups. Amassés sur la place, ils n'avaient nulle part où se replier, aucune ligne de retraite. Ils étaient en train de se faire massacrer.
Reed vit certains d'entre eux essayer de se défendre, leurs griffes grattant l'armure du chevalier à la recherche d'une brèche, mais il n'y en avait pas. Les plaques segmentées glissaient les unes sur les autres à chaque mouvement d’Aldarin, ses aisselles et l'arrière de ses genoux protégés par des fins filets argentés de cotte de mailles.
Sous le regard de Reed, l'un des attaquants sauta sur le dos du chevalier, plongeant ses griffes dans son cou, mais, en heurtant les plaques de l’armure, les