Alex Robins

Le Coeur Brisé D'Arelium


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pouvait envoyer six ou sept balles multicolores tournoyer dans les airs sans effort. Lorsque son public se lassait des balles, il passait aux massues ou à une série de dagues aiguisées comme des rasoirs. C’étaient les dagues qui avaient le plus impressionné la jeune Jelaïa. Elle avait été hypnotisée par l’acier scintillant, sachant qu’une erreur aurait pu coûter un doigt ou deux au jongleur.

      Son père l’avait trouvée quelques heures plus tard.

      — Je vois que vous avez fait connaissance avec mon compagnon d’armes ! avait-il dit en souriant, s’inclinant devant l’homme guindé.

      — Mon brave homme ! Nous nous ressemblons beaucoup, vous et moi. Moi aussi, je passe mes journées à jongler avec les interminables dagues politiques de mes nobles. Et moi aussi, j’essaie de les faire tourner en rond, en espérant ne pas trébucher ou faire une erreur qui conduirait l’un d’eux à me poignarder dans le dos ! Je vous félicite, Monsieur, car ce n’est pas une chose facile.

      Et après avoir lancé une pièce d’or au jongleur surpris, il avait ramené Jelaïa au donjon.

      Bien sûr, le Baron avait raison. Un gouverneur bien informé et bien éduqué pourrait utiliser ses connaissances pour négocier, anticiper et, si la situation l’exigeait, exercer des représailles.

      Néanmoins, cela ne rendait pas moins ennuyeuses les heures d’études quotidiennes qui s’égrenaient les unes après les autres.

      Jelaïa repoussa sa chaise et replaça distraitement une mèche égarée de cheveux châtains dans le chignon tressé que sa femme de chambre épinglait chaque matin. Elle étira ses jambes, dépliant ses genoux pour soulager la raideur de ses articulations, avant de s’approcher d’une des fenêtres pour s’adonner à sa rêverie.

      Sa chambre se trouvait au dernier étage du donjon, haut de six étages. Plusieurs fenêtres en verre offraient une vue imprenable sur la ville d’Arelium et les terres au-delà. Jelaïa contemplait la Baronnie qui portait son nom et qui serait un jour la sienne.

      Arelium se trouvait au centre d’une large vallée sur les rives de la rivière Stahl, bordée de tous côtés par des collines verdoyantes. La ville fortifiée abritait des milliers de personnes, réparties dans plusieurs centaines de maisons à colombages entourant le formidable donjon de pierre qui était le siège du pouvoir du Baron. Le donjon lui-même était surmonté de quatre tourelles carrées crénelées, chacune arborant le drapeau d’Arelium : un loup blanc sur un champ rouge foncé.

      Une courtine sinueuse entourait la ville, construite dans le même style que le donjon central et perforée de meurtrières et de bretèches. Le seul moyen de traverser le mur était de passer par l’unique barbacane. Le guet était équipé d’une lourde porte et d’une série de herses qui pouvaient être levées ou abaissées par la garnison stationnée au deuxième étage. Jelaïa pouvait voir un flux lent et régulier de marchands et de voyageurs couler comme un fleuve par la porte, un éclair de rouge ou une lueur de métal lui permettant de distinguer les hallebardiers de la garde du Baron.

      Un amoncellement de bicoques de fortune s’était développé à l’extérieur de la ville, un enchevêtrement de tentes, de caravanes, et de structures en bois délabrées. Des jetées s’étendaient sur la rivière tandis que de petites silhouettes lointaines grouillaient sur des barges, des bateaux plats et d’autres embarcations plus petites, chargeant ou déchargeant des marchandises telles des fourmis s’attaquant à un bol de sucre.

      La journée ensoleillée et sans nuage permettait de voir encore plus loin dans la vallée, là où les terres étaient consacrées à la culture du blé, du maïs, de l’orge, du houblon, des tournesols, des vignes et bien plus encore ; un patchwork vibrant d’agriculture. Des manoirs fortifiés disposant de grands jardins d’agrément et de dépendances, dominaient les petits villages et les fermes. Ils étaient les demeures des nobles d’Arelium, vassaux du Baron lui-même.

      Au-delà de la vallée s’étendaient les trois Baronnies voisines qui partageaient leurs frontières avec Arelium : Da’arra au sud – après les grandes plaines et les villages de la Fosse – Kessrin au nord-ouest où la rivière Stahl rencontrait la mer, et Morlak à l’est où les collines se transformaient en montagnes escarpées et traîtresses.

      Pour Jelaïa, les nombreuses heures passées à contempler la vallée avaient toujours suscité des émotions contradictoires. La fierté de ce que son père et ses ancêtres avaient accompli. La peur et le doute de ne pas être digne de cet héritage. La responsabilité pour le peuple d’Arelium. La frustration et la culpabilité du fait qu’elle ne connaissait rien – ou presque – de leur mode de vie.

      C’est à ce dernier défaut qu’elle tentait de remédier, en subtilisant tous les livres et documents qu’elle pouvait trouver dans les archives de la ville ou dans la vaste collection personnelle du Baron. Les plans du donjon et des bâtiments environnants, les bilans des entreprises locales, les rendements des cultures, les échantillons de sol, les factures de matières premières, les coûts de main-d’œuvre, les coûts de construction, l’entretien des routes et des bâtiments ; la liste était interminable.

      Et les livres, tellement de livres. Une pléthore de sujets, tous plus détaillés les uns que les autres : l’agriculture, l’exploitation minière, le commerce, la maçonnerie, la menuiserie, le tissage, la couture, la boulangerie – toutes les choses que son tuteur refusait de lui enseigner car il les jugeait non pertinentes pour une personne de noble rang. Elle lisait voracement, griffonnant des notes dans les marges, ajoutant des pensées et des commentaires de son cru, feuilletant page après page de son index humide.

      Cela suffirait-il ? Un jour, tôt ou tard, elle allait le découvrir.

      Trois coups fermes frappés à la porte la firent sursauter et elle manqua de trébucher sur l’ourlet de sa longue jupe verte. Elle réussit à se rattraper au coin de la table, renversant des parchemins sur le sol.

      — Jelaïa, j’espère que vous êtes habillée parce que, prête ou pas, j’entre, annonça une voix étouffée alors que la porte s’ouvrait.

      Un homme de grande taille, à la coiffure impeccable, les cheveux épais et gominés, le visage cerclé d’une légère barbe de trois jours, entra d’un pas vif dans la pièce avec un sourire malicieux. Il portait un manteau de cuir noir à col haut sur une tunique marron ceinturée. Un médaillon en argent était suspendu à une fine chaîne autour de son cou, et une longue dague effilée était rangée dans un fourreau orné de bijoux attaché à sa cuisse droite.

      — Je pensais bien vous trouver ici, enfermée avec vos livres alors qu’il fait un soleil radieux au-dehors, dit-il d’un ton taquin. Votre peau a besoin d’un peu de soleil de temps à autre, vous savez. Si vous continuez à blanchir, on vous perdra dans la neige à l’hiver prochain.

      Jelaïa lui lança une boîte de parchemins à la tête, le manquant d’un bon mètre.

      — J’aimerais bien sortir, mon cher intendant Praxis, mais mon père ne me laisse pas me promener sans compagnie et mon chaperon préféré ne m’a pas rendu visite depuis des jours !

      — Ah. Oui. Désolé, répondit Praxis en tripotant son médaillon.

      Le disque d’argent était gravé du signe de sa fonction : deux coupelles suspendues à équidistance d’un axe, formant une balance.

      — Votre père me garde très occupé. La récolte a été exceptionnelle cette année et nous sommes plutôt débordés, pour être honnête. Le pire, c’est le blé : Je le stocke presque aussi vite que les chariots le déchargent, mais nous sommes toujours à court de lieu d’entreposage. J’aurais dû mieux argumenter l’année dernière lorsque le Baron a refusé ma proposition d’un plus grand silo.

      — Pourquoi ne pas simplement moudre le grain ? demanda Jelaïa. La farine prend moins de place que les épis.

      Parce qu’il est plus difficile de… Praxis se coupa lui-même. Par la Fosse, j’ai encore failli me faire berner