Reed se gratta la barbe pensivement.
— Ma ville natale de Jaelem est à deux jours de cheval d'ici, répondit-il. Je ne pense pas que vous trouverez quelque chose de plus proche. Ils auront des chevaux et des provisions. Tout est plat dans cette direction, rien que des plaines et quelques arbres. Si nous partons maintenant, nous pourrions parcourir une bonne distance avant que la nuit ne revienne.
Il fit une pause, essayant de formuler correctement sa pensée suivante.
— Le fait est, Sire, que je ne suis pas sûr que ce soit bienséant de laisser la Vieille Garde ici. Il y a des kilomètres de mur là-haut et des douzaines d'hommes, gardes comme moi, qui n'ont toujours pas été retrouvés. Certains d'entre eux sont peut-être encore en vie et ont peut-être besoin de notre aide. Ce sont mes amis. Nous ne pouvons pas partir et les laisser à leur sort.
Aldarin le fixait intensément du fond de son casque corné.
— Quel est votre nom, garde ?
— Merad Reed, Sire Chevalier.
— Reed. Savez-vous pourquoi la Vieille Garde existe ?
— Lorsque je me suis enrôlé, les gens n'ont cessé de me dire que nous étions la lumière contre les ténèbres, le bouclier contre l'inconnu, déclara Reed, en s'efforçant d’atténuer le sarcasme de sa voix.
— Exactement, dit Aldarin. Votre rôle est tout aussi crucial que celui d'un soldat d'Arelium, d'un Chevalier des Douze ou d'un père de famille. Vous êtes ici pour surveiller, pour garder et, surtout, pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Saviez-vous que le premier capitaine de la Vieille Garde a été assermenté par l'un des Douze lui-même ? Que la bannière déchirée de vos baraquements fut offerte en cadeau pour honorer votre loyauté et votre dévouement ? Combien de villages entourent la Fosse ? Combien de vies ont été sauvées ce soir grâce aux actions de la Garde ?
— Mais nous ne les avons pas arrêtés ! s’exclama Reed, les mains crispées d'exaspération. Nous nous sommes battus et nous avons été massacrés.
— Non, vous ne les avez pas arrêtés, dit Aldarin. Mais vous les avez ralentis. Vous avez endigué la marée. Vous nous avez donné le temps de nous préparer, donné aux autres le temps de fuir. Mais cela ne signifiera quelque chose que si nous pouvons avertir le Baron, si nous pouvons lui dire ce que nous avons vu ici. Il peut faire appel à d'autres comme moi. Ensemble, si nous agissons vite, et si les Douze le veulent, nous pouvons les repousser.
— Je comprends que vous souhaitez rester, poursuivit-il avec douceur, et, si vous me le demandez, j’abandonnerai ma quête et je vous assisterai ici, au mur. Vous devez décider ce qui est le plus important : aider les quelques personnes encore présentes sur le mur ou aider les innombrables autres, les habitants de la Baronnie d’Arelium.
— Et pourquoi pas les deux ? intervint Yusifel. Il était appuyé contre le mur de la caserne et avait écouté en silence.
— Je ne suis pas en état de voyager, j'ai plus d'égratignures et de bleus sur le corps que je ne peux en compter, et cette coupure aux côtes n’a pas l’air très belle. Vous deux, allez à Jaelem. Je vais me reposer un peu ici, puis je retournerai vers le mur, je rallumerai les brasiers et j’irai faire un petit tour, histoire de voir ce que je peux trouver … et qui je peux trouver.
Il toussa à nouveau, puis cracha une masse noirâtre dans les cendres.
— De toute façon, j'aurai besoin de temps pour enterrer mes hommes.
— Et après ? dit Reed. Après que vous aurez trouvé les quelques survivants et que vous les aurez soignés ? Que ferez-vous à la nuit tombée, lorsque ces créatures reviendront ?
Yusifel se redressa et le regarda dans les yeux.
— On va vous faire gagner du temps, mon garçon, dit-il. Pas beaucoup, je pense, mais nous ferons de notre mieux.
— Pas question ! répondit Reed avec colère. Je ne vais pas vous laisser ici.
— J'ai bien peur que si. Tu vois, je suis toujours ton capitaine, et je t’ordonne d'aller avec ce chevalier et de l'aider du mieux que tu peux. Tu seras l'émissaire de la Vieille Garde à Arelium.
— Et si je refuse ?
— Il me semble que la punition pour le non-respect des ordres d’un officier supérieur est l'exil, n'est-ce pas ? dit Yusifel, souriant à Reed avec ses dents jaunes. Allez, mon gars, fais cette dernière chose pour moi, c'est important.
Il n'y avait rien d'autre à dire. Reed s’avança et serra le poignet de l'ancien recruteur.
— Je ferai ce que je peux, dit-il avec émotion, et se retourna pour rejoindre Aldarin qui attendait patiemment au bout de la cour, un sac de toile à ses côtés.
Alors qu’il s’éloignait, le vieux capitaine cria une dernière fois.
— Reed ! lança Yusifel d’une voix ferme. Ne gâche pas cette chance, Reed. N'oublie jamais ce qui s’est passé ici !
Reed ne se retourna pas.
Chapitre 3
LES DAGUES DU JONGLEUR
“Des neuf Baronnies, Arelium est sans l'ombre d'un doute la plus riche de toutes. Perchée comme un nid de cygne sur les rives de la rivière Stahl, sa situation lui permet de profiter d'une myriade de superbes opportunités commerciales. Marbre, fer, et pierres précieuses issus des montagnes de Morlak. Poissons, verres, et soies de l'estuaire de Kessrin. Tout cela doit passer par Arelium. Et au-delà de ses murs fortifiés, une centaine de champs abondants de cultures et de bétail ! Je ne suis, bien sûr, qu'un rouage mineur de cette grosse machine mercantile, mais j'espère que mon humble contribution aidera à rendre notre Baronnie encore plus prospère.”
Praxis, Intendant du Baron Listus del Arelium, 419 AD
*
Jelaïa del Arelium, première et unique fille du Baron del Arelium, héritière de ses innombrables titres et de sa fortune considérable, s’ennuyait à mourir.
Elle enleva ses fines lunettes de lecture et les jeta devant elle, manquant de peu une pile de parchemins empilée sur le coin de son bureau. Des cartes de toutes tailles, des rouleaux de papier, des livres illustrés, des crayons et des bougies consumées recouvraient entièrement la table, comme si quelqu’un avait entrepris de combler chaque espace disponible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.
Son éducation, ainsi que sa mère le lui rappelait souvent, était d’une importance capitale si elle souhaitait comprendre pleinement les rouages complexes de la Baronnie et sa place dans le grand agencement des affaires.
Arelium était l’une des neuf Baronnies, neuf régions s’étendant des plaines enneigées du Nord aux déserts brûlants du Sud. Chaque région fonctionnait de manière plus ou moins autonome, gouvernée par un dirigeant qui avait le contrôle total de la politique militaire, judiciaire, et économique. Le Baron, son père, était aidé par ses vassaux, une douzaine de nobles ayant chacun leurs propres terres et sujets, qui lui juraient fidélité en échange de sa protection et d’une partie des revenus de la région.
L’alliance entre les Baronnies était consolidée par le Conseil, un sommet annuel créé dans l’espoir de renforcer l’union des neuf régions. Le Conseil pouvait également être convoqué en cas de conflit majeur, ou à la demande de l’un des Barons, ce qui était extrêmement rare et ne s’était jamais produit depuis la naissance de Jelaïa il y a vingt-et-un ans. En vérité, son père détestait assister au sommet. Cela le mettait de très mauvaise humeur, et pendant des semaines après son retour, elle l’entendait toujours grommeler à voix basse sur le coût d’entretien des routes commerciales ou les taxes d’exportation exorbitantes.
Il