Bastiat Frédéric

Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 3


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se lie aux lois-céréales, et cette connexité n'est pas nouvelle, car chaque fois que le régime restrictif a jeté le pays dans la détresse, on n'a jamais manqué de dire: «Transportez les hommes au loin.» Cela fut ainsi dans les années 1819, 1829 et 1839. C'est encore ainsi en 1843. À toutes ces époques, on entendit la même clameur: «Défaisons-nous d'une population surabondante.» – Les bœufs et les chevaux maintiennent leur prix sur le marché; mais quant à l'homme, cet animal surnuméraire, la seule préoccupation de la législation paraît être de savoir comment on s'en débarrassera, même à perte. (Approbation.) Je vois maintenant que les banquiers et les marchands de Londres commencent aussi à se montrer. Ils ne sont plus les froids et apathiques témoins de la misère du pays, et les voilà qui se présentent avec un plan pour la soulager. Ils proposent une émigration systématique opérée par les soins du gouvernement. Mais qui veulent-ils expatrier? Si l'on demandait quelle est la classe de la communauté qui contient le plus grand nombre d'êtres inutiles, il ne faudrait certes pas aller les chercher dans les rangs inférieurs. (Écoutez! écoutez!) – Je demandais à un gentleman, signataire de la pétition, si, par hasard, les marchands avaient dessein d'émigrer. – Oh! non; aucun de nous, me répondit-il. – Qui donc voulez-vous renvoyer? lui demandai-je. – Les pauvres, ceux qui ne trouvent pas d'emploi ici. – Mais ne vous semble-t-il pas que ces pauvres devraient au moins avoir une voix dans la question? (Écoutez!) Ont-ils jamais pétitionné le parlement pour qu'il les fît transporter? (Écoutez!) À ma connaissance, depuis cinq ans, cinq millions d'ouvriers ont présenté des pétitions, pour qu'on laissât les aliments venir à eux, mais je ne me souviens pas qu'ils aient demandé une seule fois à être envoyés vers les aliments. (Écoutez!) Les promoteurs de ce projet s'imaginent-ils que leurs compatriotes n'ont aucune valeur? Je leur dirai ce qu'on en pense aux États-Unis. J'ai lu dernièrement, dans les journaux de New-York, un document qui établit que tout Anglais qui débarque sur le sol de l'Union y porte une valeur intrinsèque de 2,000 dollars. Un nègre s'y vend 1,000 dollars. Ne pensez-vous pas qu'il vaut mieux garder notre population, qui a une valeur double de toute autre, à nombre égal? Ne vaut-il pas mieux que l'Angleterre conserve ses enfants pour l'enrichir et la défendre, plutôt que de les expatrier? Mais on dit: «Ces pauvres tisserands! (tant on a de sympathie pour les pauvres tisserands) certainement il faut les renvoyer.» – Mais qu'en disent les tisserands eux-mêmes? – Voici M. Symons, commissaire intelligent, qui a été chargé de faire une enquête sur la condition des ouvriers. Il rapporte leur avoir fréquemment demandé s'ils étaient favorables au système de l'émigration, et qu'ils ont constamment répondu: «Il serait bien plus simple et bien plus raisonnable de porter les aliments vers nous, que de nous porter vers les aliments.» (Applaudissements.) Car pourquoi expatrier le peuple? quel est le but de cette mesure? C'est littéralement pour le nourrir; il n'y a pas d'autre raison de le jeter sur des plages étrangères. – Mais recherchons un moment la possibilité pratique de ce système d'émigration. Nous sommes dans une période de détresse accablante; dans quelle mesure l'émigration pourrait-elle y remédier? Et d'abord, comment transporter un million et demi de pauvres à travers les mers? Consultez l'histoire; fait-elle mention qu'aucun gouvernement, quelque puissant qu'il fût, ait jamais fait traverser l'Océan à une armée de cinquante mille hommes? Et puis, que ferez-vous d'un million et demi de pauvres, dans le Canada, par exemple? Même en Angleterre, malgré l'accumulation des capitaux et des ressources de dix siècles, vous trouvez que les maintenir est déjà une charge assez lourde. Qui donc les maintiendra au Canada? Ceux qui s'adressent à sir Robert Peel imaginent-ils qu'il soit possible de jeter sur une terre déserte une population succombant sous le poids d'une détresse invétérée, sans apporter sur cette terre le capital par lequel cette population sera employée? Si vous transportez dans de vastes solitudes une population nombreuse, elle doit comprendre tous les éléments de société et de vie qui la composent dans la mère patrie. Vous voyez bien qu'il vous faudra transporter en même temps des fermiers, des armateurs, des fabricants et même des banquiers… (Applaudissements prolongés qui ne nous permettent pas de saisir la fin de la phrase.) N'est-il pas déplorable de voir, dans cette métropole, proposer de tels remèdes à de telles souffrances? Je crois apercevoir devant moi quelques-uns des signataires de la pétition, et je m'en réjouis; ce sera peut-être l'occasion d'imprimer une autre direction à l'esprit de la cité de Londres. (Écoutez!) Ces messieurs ont été circonvenus. Ainsi que je l'ai dit souvent, tout se fait moutonnièrement dans cette cité. Il semble que ses habitants ont renoncé à penser par eux-mêmes. Si j'avais à faire prévaloir quelque résolution, comment pensez-vous que je m'y prendrais? Je m'adresserais à M. tel, puis à M. tel, et, quand j'aurais une demi-douzaine de signatures, les autres viendraient à la file. Personne ne lirait le mémoire, mais chacun le signerait. (Rires et cris: Oui, cela se ferait ainsi.) – Je dois quelques mots d'avis à ceux de mes amis, parmi les membres de la Ligue, qui ont attaché leur nom à cette pétition. Qu'ils se donnent la peine de remonter à sa source, qu'ils recherchent quels en sont les principaux colporteurs. Ne sont-ce point des armateurs habitués à passer avec le gouvernement des contrats de transport? des propriétaires de terres dans le Canada, ou des actionnaires dans les spéculations onéreuses de la Nouvelle-Zélande ou de la Nouvelle-Galles du Sud? Oh! laissons-les suivre leurs plans tant qu'ils ne font des dupes que parmi les monopoleurs. Mais je tiens à voir les membres de la Ligue passer pour des hommes trop avisés pour tomber dans ces piéges grossiers. Oh! comme le gouvernement et les monopoleurs se riraient de nous, si nous leur apportions ce moyen de diversion, ce prétexte pour ajourner l'affranchissement du commerce! Sans doute, sir Robert Peel, qui, vous le savez, est un admirable tacticien, ne se ferait pas personnellement le patron de la pétition, mais avec quel empressement ne saisirait-il pas cette excellente occasion de venir dire: «Je suis forcé de reconnaître que la question est grave, entourée de grandes difficultés, et qu'elle exige, de la part du gouvernement de Sa Majesté, une prudente réserve (rire général); quelles que soient mes vues personnelles sur ce sujet, on ne peut s'empêcher d'admettre qu'une proposition de cette nature, émanée du corps respectable des banquiers et négociants de cette vaste métropole, mérite une considération lentement mûrie, laquelle ne lui manquera pas.» (L'orateur excite les applaudissements et les rires de toute l'assemblée par la manière heureuse dont il contrefait la pose, les gestes et jusqu'à l'organe du très-honorable baronnet à la tête du gouvernement.) Qui sait alors si la Chambre ne se formera pas en comité, et ne nommera pas un commissaire pour rechercher lentement jusqu'à quel point l'exportation des hommes est praticable et peut suppléer à l'importation du blé? Quelle joie pour les monopoleurs! Je suis bien sûr que la moitié des pétitionnaires ont donné leurs signatures sans en connaître la portée.

      Il y a d'ailleurs à ce système d'émigration systématique par les soins du gouvernement un obstacle auquel ses promoteurs n'ont probablement pas songé; c'est que le peuple ne consentira pas à se laisser transporter. Je puis dire du moins que les habitants de Stockport17, quoique arrivés au dernier degré de misère, seraient unanimes pour répondre: «Nous savons trop bien ce qu'est la tendre clémence du gouvernement chez nous pour nous mettre à sa merci de l'autre côté de l'Atlantique.» (Applaudissements.) Je n'ai aucune objection à faire contre l'émigration volontaire. Dans un pays comme celui-ci, il y a toujours des hommes que leur goût ou les circonstances poussent vers d'autres régions. Mais l'émigration, lorsqu'elle provient de la nécessité de fuir la famine légale, c'est de la déportation et pas autre chose. (Bruyantes acclamations.) Si l'on venait vous raconter qu'il existe une île dans l'océan Pacifique, à quelques milles du continent, dont les habitants sont devenus les esclaves d'une caste qui s'empara du sol il y a quelque sept siècles; si l'on vous disait que cette caste fait des lois pour empêcher le peuple de manger autre chose que ce qu'il plaît au conquérant de lui vendre; si l'on ajoutait que ce peuple est devenu si nombreux, que le territoire ne suffit plus à sa subsistance, et qu'il est réduit à se nourrir de racines; enfin, si l'on vous apprenait que ce peuple est doué d'une grande habileté, qu'il a inventé les machines les plus ingénieuses, et que néanmoins ses maîtres l'ont dépouillé du droit d'échanger les produits de son travail contre des aliments; si ces détails vous étaient rapportés par quelque voyageur philanthrope, par quelque missionnaire récemment arrivé des mers du Sud, et s'il concluait enfin en vous annonçant que la caste dominante de cette île s'apprête à en transporter l'habile et industrieuse population vers