Джек Марс

Président Élu


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Il lui avait fallu pas moins de deux ans pour s’en rendre compte, d’une façon ou d’une autre. Sa femme était morte. Ses parents avaient disparu depuis longtemps. Son fils était remonté contre lui. Il n’avait personne dans la vie.

      Un peu plus tôt, dans la voiture, juste avant qu’il n’entre dans cet ascenseur, il avait ressorti l’ancien numéro de portable de Gunner. Il était certain que Gunner avait toujours le même numéro. Le garçon l’aura conservé même après avoir emménagé chez ses grands-parents, même après avoir acquis le tout dernier iPhone. Luke en était sûr : Gunner gardait son ancien numéro parce qu’il désirait plus que tout avoir des nouvelles de son père.

      Luke avait envoyé un bref SMS à ce vieux numéro : Gunner, je t’aime.

      Puis il avait attendu. Et attendu. Rien. Le message était parti dans le vide, sans aucun retour. Luke ne savait même pas si c’était le bon numéro.

      Comment en était-il arrivé là ?

      Il n’eut pas le temps de réfléchir à la réponse. L’ascenseur donnait directement sur le palier de l’appartement. Il n’y avait pas de couloir ni d’autres portes que les doubles portes devant lui – qui s’ouvrirent sur Mark Swann.

      Luke le dévisagea. Grand et mince, avec de longs cheveux couleur sable et des lunettes rondes à la John Lennon. Il s’était fait une queue de cheval. Il avait vieilli en deux ans. Il était plus gros qu’avant, surtout au niveau de l’abdomen. Son visage et son cou semblaient plus épais. Son T-shirt portait les mots SEX PISTOLS sur le devant, en lettres façon demande de rançon. Il portait un blue-jean et des baskets Converse All-Star à damier jaune et noir.

      Swann souriait, mais Luke percevait sans mal sa tension. Swann n’était pas heureux de le voir. Il avait l’air d’avoir mangé du poisson pas frais.

      – Luke Stone, dit-il. Entre.

      Luke se souvenait de l’appartement. Il était vaste et hypermoderne. De conception ouverte, il comportait deux niveaux avec un plafond à six mètres au-dessus de leurs têtes. Un escalier en acier et câbles montait à l’étage, qu’il rejoignait par une passerelle. Là se trouvait un salon meublé d’un grand canapé blanc. La dernière fois, une peinture abstraite était accrochée derrière le canapé – des taches rouges et noires folles et furieuses d’un mètre cinquante de large – dont Luke ne se souvenait que vaguement. En tout cas, elle avait disparu.

      Les deux hommes se serrèrent la main, puis s’étreignirent avec maladresse.

      – Albert Helu ?

      C’était le nom d’emprunt sous lequel Swann possédait l’appartement. Ce dernier haussa les épaules.

      – Si tu veux. Tu peux m’appeler Al. C’est comme ça qu’on m’appelle dans le coin. Tu veux une bière ?

      – Ouais. Merci.

      Swann s’éclipsa dans la cuisine par une porte battante.

      Sur sa droite, Luke distinguait le poste de commande de Swann. Il n’avait guère changé. Une cloison en verre le séparait du reste de l’appartement. Un grand fauteuil en cuir trônait devant un bureau sous lequel s’étalait une rangée de tours d’ordinateurs, et sur lequel se dressaient trois écrans plats. Des câbles rampaient par terre comme des serpents.

      Sur le mur du fond, face au canapé, était fixée une télé plate géante dont la taille faisait bien la moitié d’un écran de cinéma. Le son était coupé. Sur l’écran, une douzaine de voitures et fourgons de police stationnaient dans une rue, leurs gyrophares clignotant dans la nuit. Cinquante flics se tenaient en rang. Des rubalises jaunes de la police étaient tendues en plusieurs endroits. Une foule considérable s’amassait derrière les rubalises et s’étendait dans le quartier.

      EN DIRECT, clamait le bandeau sous l’image. CHINATOWN, NEW YORK

      Swann revint avec deux bouteilles de bière. Luke comprit alors pourquoi il avait grossi : il passait beaucoup de temps à boire de la bière.

      Swann indiqua la télé du pouce.

      – T’es au courant de ça ?

      Luke secoua la tête.

      – Non. C’est quoi ?

      – Il y a trois quarts d’heure environ, une bande de néonazis a tenté de faire une sorte de défilé en plein milieu de Chinatown, à New York. Gathering Storm, t’en as jamais entendu parler ?

      – Swann, si je te disais que j’ai passé les deux dernières années à vivre sous une tente ?

      – Alors je dirais que tu n’as jamais entendu parler de Gathering Storm. Bref, c’est en fait une association à but non lucratif, vouée à préserver et promouvoir la culture… quoi ? Blanche, je suppose. De l’européanisme américain ? Tu sais, ils veulent rendre l’Amérique plus sûre pour les Blancs. Jefferson Monroe en est le principal financier – à la base, c’est sa version moderne des Chemises brunes. Il y a sans doute une demi-douzaine de groupes de ce genre à présent, mais je pense que ceux-ci sont les plus importants.

      – Qu’est-ce qui s’est passé ?

      Swann haussa les épaules.

      – Que dire ? Ils se sont mis à tabasser les passants au hasard dans la rue. On n’a jamais vu ces types, c’est une bande de gorilles. Des mastards. Ils jetaient les gens à terre. Deux gus dans le quartier s’en sont offusqués. Ils ont allumé les nazis à coups de flingues. Plusieurs personnes ont été abattues, cinq morts au dernier décompte. Les tireurs sont toujours dans la nature. C’est ce qu’on appelle une situation instable.

      – Les morts sont tous des nazis ? s’enquit Luke.

      – On dirait bien.

      Luke haussa les épaules.

      – Eh bien…

      – Ça va. C’est pas une grosse perte.

      Luke détourna le regard de la télé. Il avait du mal à appréhender ce qui se passait. Susan Hopkins pensait que l’élection avait été truquée. Son adversaire, le futur président, finançait un groupe néonazi qui venait de déclencher une mini guerre raciale à New York. Était-ce ainsi que les choses se passaient maintenant ? À quel moment tout avait changé ? Luke était parti depuis trop longtemps, apparemment.

      – Qu’est-ce que tu fais de beau, Swann ?

      Celui-ci s’assit dans le grand canapé blanc et indiqua à Luke un siège face à lui. Luke le prit. Il avait l’avantage tangible de tourner le dos à la télé. De sa place, il distinguait le toit-terrasse de Swann à travers les portes en verre teinté. Le néon du jacuzzi émettait une pâle lueur bleutée. À part ça, il faisait plutôt noir dehors. Luke avait dormi sur la terrasse une fois. Il savait qu’en journée, elle offrait une vue panoramique sur l’océan Atlantique.

      – Pas grand-chose, répondit Swann. Rien, pour être honnête.

      – Rien ?

      Swann parut s’abîmer dans ses pensées.

      – Tu le vois bien. Je suis en invalidité. Quand on est revenu de Syrie, je n’ai jamais pu… reprendre le travail. J’ai essayé plusieurs fois. Mais le renseignement est un sale métier. Je m’en foutais quand c’était d’autres qui étaient blessés. Mais après la Syrie… j’ai eu des crises de panique. Les têtes coupées, tu sais ? Pendant un moment, je les voyais tout le temps. Ce n’était pas bon. C’était trop.

      – Je suis désolé, fit Luke.

      – Je le suis aussi, crois-moi. Et ce n’est pas fini. Je vis un peu en reclus maintenant. J’ai gardé mon ancien appartement à Washington, mais je vis ici la plupart du temps. C’est tranquille. Personne ne vient ici sans que je le veuille.

      Stone y songea un instant, mais garda la bouche close. C’était assez vrai, dans une certaine mesure. La grande majorité des gens ne pouvaient pas entrer ici. Les gens normaux, honnêtes. Les gens bien.