transformer le fort en prison; peut-être veut-on vendre le terrain; je ne sais rien autre chose si ce n'est qu'on m'a demandé comme service, et en dehors de toute mission officielle, de faire quelques dessins de ce fort et de les envoyer à Paris avec les renseignements que je pourrais réunir sur son utilité ou son inutilité.
—Maintenant que vous l'avez vu, je n'ai rien à vous en dire, n'est-ce pas? vous en savez tout autant que moi puisque vous êtes militaire.
—J'en ai cependant fait deux croquis.
Et je présentai mes dessins au général, car gêné par le mensonge dans lequel je m'étais embarqué si légèrement, et que j'avais été obligé de continuer, j'éprouvais le besoin de m'appuyer sur quelque chose qui me soutînt.
—C'est bien ça, tout à fait ça, très-gentil, et c'est vous qui avez fait ces deux petites machines, capitaine?
—Mais oui, mon général.
—Je vous félicite; un officier qui sait faire ces petites choses-là peut rendre des services à un général en campagne; c'est comme un officier qui parle la langue du pays dans lequel on se trouve; cependant pour moi je n'ai jamais su dessiner, et en Allemagne, en Égypte, en Italie, en Espagne, en Russie, en Algérie, je n'ai jamais parlé que ma langue et je m'en suis tout de même tiré.
Pendant que le général Martory m'exposait ainsi de cette façon naïve ses opinions sur les connaissances qui pouvaient être utiles à l'officier en campagne, je me demandais avec une inquiétude qui croissait de minute en minute, si je ne verrais pas Clotilde et si ma visite se passerait sans qu'elle parût.
Elle devait savoir que j'étais là, cependant, et elle ne venait pas; mes belles espérances, dont je m'étais si délicieusement bercé, ne seraient-elles que des chimères?
A mesure que le temps s'écoulait, le sentiment de la tromperie dont je m'étais rendu coupable pour m'introduire dans cette maison m'était de plus en plus pénible; c'était pour la voir que j'avais persisté dans cette fable ridicule, et je ne la voyais pas. Près d'elle je n'aurais probablement pensé qu'à ma joie, mais en son absence je pensais à ma position et j'en étais honteux. Car cela est triste à dire, le fardeau d'une mauvaise action qui ne réussit pas est autrement lourd à porter que le poids de celle qui réussit.
VIII
J'aurais voulu conduire mon entretien avec le général de manière à lui donner un certain intérêt qui fît passer le temps sans que nous en eussions trop conscience, mais les yeux fixés sur la porte, je n'avais qu'une idée dans l'esprit: cette porte s'ouvrirait-elle devant Clotilde?
Cette préoccupation m'enlevait toute liberté et me faisait souvent répondre à contre-sens aux questions du général.
Enfin il arriva un moment où, malgré tout mon désir de prolonger indéfiniment ma visite et d'attendre l'entrée de Clotilde, je crus devoir me lever.
—Hé bien! qu'avez-vous donc? demanda le général.
—Mais, mon général, je ne veux pas abuser davantage de votre temps.
—Abuser de mon temps, est-ce que vous croyez qu'il est précieux, mon temps? vous l'occupez, et cela faisant, vous me rendez service. En attendant le dijuner, d'ailleurs, nous n'avons rien de mieux à faire qu'à causer, puisque ce diable de rhumatisme me cloue sur cette chaise.
—Mais, général....
—Pas d'objections, capitaine, je ne les accepte pas, ni le refus, ni les politesses; cela est entendu, vous me faites le plaisir de dijuner avec moi ou plutôt de dîner, car j'ai gardé les anciennes habitudes, je dîne à midi et je soupe le soir.
Si heureux que je fusse de cette invitation, je voulus me défendre, mais le général me coupa la parole.
—Capitaine, vous n'êtes pas ici chez un étranger, vous êtes chez un camarade, chez un frère; un simple soldat viendrait chez moi, je le garderais à ma table; pour moi, c'est une obligation; ce n'est pas M. de Saint-Nérée que j'invite, c'est le soldat; quand les moines voyagent, ils sont reçus de couvent en couvent; je veux que quand un soldat passe par Cassis, il trouve l'hospitalité chez le général Martory; c'est la règle de la maison; obéissance à la règle, n'est-ce pas?
La porte en s'ouvrant interrompit les instances du général.
Enfin, c'était elle. Ah! qu'elle était charmante dans sa simple toilette d'intérieur; une robe de toile grise sans ornements sur laquelle se détachaient des manchettes et un col de toile blanche.
—J'ai fait servir le dîner, dans la salle à manger, dit-elle en allant à son père, mais si tu ne veux pas te déranger, on peut apporter la table ici.
—Pas du tout; je marcherai bien jusqu'à la salle. Il ne faut pas écouter sa carcasse, qui se plaint toujours. Si je l'avais écoutée en Russie, je serais resté dans la neige avec les camarades; quand elle gémissait, je criais plus fort qu'elle; alors elle tâchait de m'attendrir; je tapais dessus: «en Espagne, tu disais que tu avais trop chaud, maintenant tu dis que tu as trop froid; tais-toi, femelle, et marche,» et elle marchait. Il n'y a qu'à vouloir.
Cependant, bien qu'il voulût commander à son rhumatisme, il ne put retenir un cri en posant sa jambe à terre; mais il n'en resta pas moins debout, et repoussant sa fille qui lui tendait le bras, il se dirigea tout seul vers la salle en grondant:
—Vieillir! misère, misère.
Je ne sais plus quel est la poëte qui a dit qu'il ne fallait pas voir manger la femme aimée. Pour moi, ce poëte était un poseur et très-probablement un ivrogne; en tout cas, il n'a jamais été amoureux, car alors il aurait senti que, quoi qu'elle fasse, la femme aimée est toujours pleine d'un charme nouveau. Chaque mouvement, chaque geste qui est une révélation est une séduction: j'aurais vu Clotilde laver la vaisselle que bien certainement je l'aurais trouvée adorable dans cette occupation, qui entre ses mains n'aurait plus eu rien de vulgaire ni de repoussant.
Je la vis croquer des olives du bout de ses dents blanches, tremper dans son verre ses lèvres roses, égrener des raisins noirs dont les grains mûrs tachaient le bout de ses doigts transparents, et je me levai de table plus épris, plus charmé que lorsque j'avais pris place à ce dîner.
En rentrant dans le salon, le général reprit sa place dans son fauteuil, puis, après avoir allumé sa pipe à une allumette que sa fille lui apporta, il se tourna vers moi:
—A soixante-dix-sept ans, dit-il; on se laisse aller à des habitudes, qui deviennent tyranniques. Ainsi, après dîner, je suis accoutumé à faire une sieste de quinze ou vingt minutes; ma fille me joue quelques airs, et je m'endors. Ne m'en veuillez donc pas et, si cela vous est possible, ne vous en allez pas.
Clotilde se mit au piano.
—J'aimerais mieux une belle sonnerie de trompette que le piano, continua le général en riant, mais je ne pouvais pas demander à ma fille d'apprendre la trompette; je lui ai demandé seulement d'apprendre les vieux airs qui m'ont fait défiler autrefois devant l'empereur et marcher sur toutes les routes de l'Europe, et cela elle l'a bien voulu.
Clotilde, sans attendre, jouait le Veillons au salut de l'Empire, ensuite elle passa à la Ronde du camp de Grandpré, puis vinrent successivement: Allez-vous-en, gens de la noce, Elle aime à rire, elle aime à boire, et d'autres airs que je ne connais pas, mais qui avaient le même caractère.
Étendu dans son fauteuil, la tête renversée, fumant doucement sa pipe, le général marquait le mouvement de la main, et quelquefois, quand l'air lui rappelait un souvenir plus vif ou plus agréable, il chantait les paroles à mi-voix.
Mais peu à peu le mouvement de la main se ralentit, il ne chanta plus et sa tête s'abaissa sur sa