les financiers à leur place et ne laissera pas la spéculation corrompre le pays. Chargé des affaires du peuple, il gouvernera pour le peuple: et comme les Napoléon sont les héritiers de la Révolution, il promènera le sabre de la Révolution sur toute l'Europe pour rendre tous les peuples libres.
Pensant au rôle de Napoléon Ier, je ne pus m'empêcher de secouer la tête.
—Vous ne croyez pas ça? dit le général. C'est parce que je m'explique mal. Mais venez dîner un de ces jours; vous vous rencontrerez avec le commandant Solignac, qui est l'ami de Louis-Napoléon. Il connaît les idées du prince, il vous les expliquera, il vous convertira. Voulez-vous venir dimanche?
Je n'avais aucune envie de connaître les idées du prince, et ne voulais pas être converti par le commandant Solignac; mais je voulais voir Clotilde, la voir encore, la voir toujours, j'acceptai avec bonheur.
X
Dans l'invitation du général Martory je n'avais vu tout d'abord qu'une heureuse occasion de passer une journée avec Clotilde, mais la réflexion ne tarda pas à me montrer qu'il y avait autre chose.
Clotilde et son père ne seraient pas seuls à ce dîner, il s'y trouverait aussi le commandant de Solignac qui introduirait entre nous un élément étranger,—la politique.
Faire de la politique avec le général, c'était bien ou plutôt cela était indifférent; en réalité, il s'agissait tout simplement de le laisser parler et d'écouter sa glorification de Napoléon. Il avait vu des choses curieuses; sa vie était un long récit; il y avait intérêt et souvent même profit à le laisser aller sans l'interrompre. Qu'importaient ses opinions et ses sentiments? c'était le représentant d'un autre âge. Je ne suis point de ceux qui, en présence d'une foi sincère, haussent les épaules parce que cette foi leur paraît ridicule, ou bien qui partent en guerre pour la combattre. Tant que nous resterions dans les limites de la théorie de l'impérialisme et dans le domaine de la dévotion à saint Napoléon, je n'avais qu'à ouvrir les oreilles et à fermer les lèvres.
Mais avec le commandant de Solignac, me serait-il possible de rester toujours sur ce terrain et de m'y enfermer?
Instinctivement et sans trop savoir pourquoi, ce commandant de Solignac m'inquiétait.
Quel était cet homme?
Un ami du président de la République, disait le général Martory, un confident de ses idées; un conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, m'avait dit Marius Bédarrides.
Il n'y avait pas là de quoi me rassurer.
Le président de la République, je ne le connais pas, mais ce que je sais de lui n'est pas de nature à m'inspirer estime ou sympathie pour ses amis et confidents. J'ai peur d'un prince qui, par sa naissance comme par son éducation, n'a appris que le dédain de la moralité et le mépris de l'humanité, et quand je vois qu'un tel homme trouve des amis, j'ai peur de ses amis.
Si à ce titre d'ami de ce prince on joint celui de conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, ma peur et ma défiance augmentent, car pour s'être lancé dans de pareilles entreprises, il me semble qu'il fallait être le plus étourdi ou le moins scrupuleux des aventuriers.
Revenu à Marseille je voulus avoir le coeur net de mon inquiétude et savoir un peu mieux ce qu'était ce commandant de Solignac. Mais comme il ne me convenait pas d'interroger ceux de mes camarades qui pouvaient le connaître, je m'en allai à la bibliothèque de la ville. Je trouverais là sans doute des livres et des documents qui m'apprendraient le rôle qu'avait joué le commandant dans les deux conspirations de Louis-Napoléon. En faisant une sorte d'enquête parmi mes amis j'avais des chances de tomber sur quelqu'un qui aurait eu autrefois des relations avec le commandant de Solignac ou l'aurait approché d'assez près pour me dire qui il était; mais ce moyen pouvait éveiller la curiosité, et une fois la curiosité excitée on pouvait apprendre ma visite à Cassis; et je ne le voulais pas, autant par respect pour Clotilde que par jalousie, je ne voulais pas qu'on pût soupçonner mon amour.
Quand je fis ma demande au bibliothécaire, que j'avais rencontré chez un ami commun et qui me connaissait, il me regarda en souriant.
—Vous aussi, dit-il, vous voulez étudier les conspirations de Louis-Napoléon?
—Cela vous étonne?
—Pas le moins du monde, car depuis deux ans plus de cent officiers sont venus m'adresser la même demande que vous. C'est une bonne fortune pour notre bibliothèque qui n'était point habituée à voir MM. les officiers fréquenter la salle de lecture. On prend ses précautions.
—Croyez-vous que je veuille apprendre l'art de conspirer?
—Nous ne nous inquiétons des intentions de nos lecteurs, dit-il en remontant ses lunettes par un geste moqueur, que lorsque nous avons affaire à un collégien qui nous demande la Captivité de Saint-Malo de Lafontaine pour avoir les Contes, ou bien un Diderot complet pour lire les Bijoux indiscrets et la Religieuse en place de l'Essai sur le Mérite et la Vertu. Mais avec un officier, nous ne sommes pas si simples.
—Pour moi, cher monsieur, vous ne l'êtes point encore assez et vous cherchez beaucoup trop loin les raisons d'une demande toute naturelle.
—Je ne cherche rien, mon cher capitaine, je constate que vous êtes le cent unième officier qui veut connaître l'histoire des conspirations de Louis-Napoléon, et je vous assure qu'il n'y a aucune mauvaise pensée sous mes paroles. Pendant dix ans, les documents qui traitent de ces conspirations n'ont point eu de lecteurs, maintenant ils sont à la mode; voilà tout.
Blessé de voir qu'on pouvait me soupçonner de chercher à apprendre comment une conspiration militaire réussit ou échoue, je me départis de ma réserve.
—Les circonstances politiques, dis-je avec une certaine raideur, ont fait rentrer dans l'armée des officiers qui ont pris part aux affaires de Strasbourg et de Boulogne; nous sommes tous exposés à avoir un de ces officiers pour chef ou pour camarade; nous voulons savoir quel rôle il a joué dans cette affaire; voilà ce qui explique notre curiosité.
—Je n'ai jamais prétendu autre chose, dit le bibliothécaire en me faisant apporter les livres qui pouvaient m'être utiles.
La lecture confirma l'opinion qui m'était restée de ces équipées: rien ne pouvait être plus follement, plus maladroitement combiné, et le rôle que le prince Louis-Napoléon avait joué dans les deux me parut tout à fait misérable, sans un seul de ces actes de courage téméraire, sans un seul de ces sentiments romanesques, de ces mots chevaleresques qu'on trouve si souvent dans la vie des aventuriers les plus vulgaires.
D'un bout à l'autre la lecture de ces pièces révèle la platitude la plus absolue chez le chef de ces entreprises. Napoléon revenant de l'île d'Elbe a marché en triomphe sur Paris; comme il se dit l'héritier de Napoléon, il doit marcher en triomphe de Strasbourg à Paris la première fois, de Boulogne à Paris la seconde; son oncle avait un petit chapeau, il aura un petit chapeau sur lequel il portera un morceau de viande pour qu'un aigle, dressé à venir prendre là sa nourriture, vole au-dessus de sa tête.
Si tout cela n'avait pas le caractère de l'authenticité, on ne voudrait pas le croire, et l'on dirait qu'on a affaire à un monomane, non à un prétendant; et c'est ce monomane qu'on a accepté pour Président de la République, et dont on voudrait aujourd'hui faire un empereur! Pourquoi le parti royaliste et le parti républicain ne répandent-ils pas ces deux procès dans toute la France? il n'y a qu'à faire connaître cet homme pour qu'il devienne un sujet de risée: si les paysans veulent un Napoléon, ils ne voudront pas un faux Napoléon; s'ils acceptent un aigle, ils se moqueront d'un perroquet.
Mais ce n'est pas du chef que j'ai souci, c'est du comparse; ce n'est pas du prince Louis, c'est du commandant de Solignac. Et si nous n'étions