Hector Malot

Clotilde Martory


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qu'elle me disait d'insister: alors elle excusait donc ma tromperie?

      Cette espérance me rendit éloquent pour insister, et le général qui ne demandait pas mieux que d'accepter, se laissa persuader que j'étais heureux de faire sa partie.

      Et, de fait, je l'étais pleinement: l'esprit tranquillisé par ma confession, le coeur comblé de joie par le regard de Clotilde, je me voyais accueilli dans cette maison et, sans trop de folie, je pouvais tout espérer.

      Je m'appliquai à jouer de mon mieux pour être agréable au général. Mais j'étais dans de mauvaises conditions pour ne pas commettre des fautes. J'étais frémissant d'émotion et le regard de Clotilde que je rencontrais souvent (car elle s'était installée dans le salon), n'était pas fait pour me calmer. D'un autre côté, la façon de jouer du général me déroutait. Pour lui, la partie était une véritable bataille, et il y apportait l'ardeur et l'entraînement qu'il montrait autrefois dans les batailles d'hommes: je commandais les Russes, et lui commandait naturellement les Français; mon roi était Alexandre, le sien était Napoléon, et chaque fois qu'il le faisait marcher il battait aux champs; après un succès il criait: Vive l'empereur!

      Ce qui devait arriver se produisit, je fus battu, mais après une défense assez convenable et assez longue pour que le général fût fier de sa victoire.

      —Honneur au courage malheureux! dit-il en me serrant chaudement la main, vous êtes un brave; il y a de bons éléments dans la jeune armée.

      —Voulez-vous me donner une revanche, général?

      —Assez pour aujourd'hui, mais la prochaine fois que vous reviendrez à Cassis, car vous reviendrez nous voir, n'est-ce pas? A propos de la jeune armée, dites-moi donc un peu, capitaine, ce qu'on pense de la situation politique dans votre régiment.

      —Nous arrivons d'Afrique et vous savez, là-bas, loin des villes, n'ayant pas de journaux, on s'occupe peu de politique.

      —Je comprends ça, mais enfin on a cependant un sentiment, et c'est ce sentiment que je vous demande: vous êtes pour le rétablissement de l'empire, j'espère?

      L'entretien prenait une tournure dangereuse, ou tout au moins gênante, car si je ne voulais pas blesser les opinions du général, d'un autre côté il ne me convenait pas de donner un démenti aux miennes; c'était assez de mon premier mensonge.

      —Je serais assez embarrassé pour vous dire le sentiment de mes hommes, car, à parler franchement, je crois qu'ils n'en ont pas; j'ai entendu parler d'une grande propagande socialiste qui se faisait dans l'armée et encore plus d'une très-grande propagande bonapartiste; mais chez nous ni l'une ni l'autre n'a réussi.

      —Auprès des soldats, bien; mais auprès des officiers? Nous sommes dans une situation où les gens qui sont capables d'intelligence et de raisonnement doivent prendre un parti. Il y a plus de deux ans que le prince Louis-Napoléon a été nommé président de la République, qu'a-t-il pu faire depuis ce temps-là pour la bonheur de la France?

      —Rien.

      —Pourquoi n'a-t-il rien fait? Tout simplement parce qu'il est empêché par les partis royalistes, qui ont l'influence dans l'Assemblée. Ces partis font-ils eux-mêmes quelque chose d'utile? Rien que de se disputer le pouvoir, sans avoir personne en état de l'exercer. Incapables de faire, ils n'ont de puissance que pour empêcher de faire. Avec eux, tout gouvernement est impossible: la République aussi bien que la monarchie. Cela peut-il durer? Non, n'est-ce pas? Il faut donc que cela cesse; et cela ne peut cesser que par le rétablissement de l'empire.

      —Et que serait l'empire sans un empereur? Je ne crois pas qu'un homme comme Napoléon se remplace.

      —Non; mais on peut le continuer en s'inspirant de ses idées, et son neveu est son héritier.

      —Par droit de naissance, peut-être; mais la naissance ne suffit pas pour une tâche aussi grande.

      —C'est la tentative de Strasbourg qui vous fait parler ainsi; je vous concède que c'était une affaire mal combinée, et cependant voyez quel effet a produit cette tentative: des officiers qui ne connaissaient pas ce jeune homme se sont laissé entraîner par l'influence de son nom, et des soldats ont refusé de marcher contre lui parce qu'il était le neveu de l'empereur. Cela ne prouve-t-il pas la puissance du prestige napoléonien?

      —Je ne nie pas ce prestige, et je crois qu'une partie de la nation le subit, mais je doute que celui dont vous parlez soit de taille à le porter et à l'exercer.

      —Je ne pense pas comme vous; en admettant que ce que vous dites ait été juste un moment, cela ne le serait plus maintenant, car précisément l'affaire de Strasbourg aurait changé cela en prouvant à ce jeune homme qu'il portait dans sa personne ce prestige napoléonien. Cette affaire qui n'a pas réussi immédiatement lui a donc donné une grande force au moins pour l'avenir, et s'il n'a pas encore demandé à cette force de produire tout ce qu'elle peut, c'est qu'il attend l'heure favorable. Boulogne a produit le même résultat: on a ri du petit chapeau et de l'aigle....

      —A-t-on eu tort?

      —Certes non, et, pour moi, c'est presque une profanation; mais pendant qu'on riait, on ne voyait pas que des généraux étaient prêts à se rallier au prétendant et qu'un régiment était gagné. C'était là un fait considérable; et s'il a pu se produire sous un gouvernement régulier, qui en somme répondait dans une certaine mesure aux besoins du pays, que doit-il arriver aujourd'hui avec un gouvernement comme celui que nous avons! La France va se jeter dans l'empire comme une rivière se jette dans la mer; nous avons vu la rivière se former à Strasbourg, grossir à Boulogne, devenir irrésistible le 10 décembre; aujourd'hui, elle n'a plus qu'à arriver à la mer, et si ce n'est demain, ce sera après demain.

      Je levai la main pour prendre la parole et répondre, mais Clotilde posa son doigt sur ses lèvres, et devant ce geste qui était une sorte d'engagement et de complicité, j'eus la faiblesse de me taire: pourquoi contrarier les opinions du général?

      —Qu'est-ce que l'empire, d'ailleurs, continua la général, qui s'échauffait en parlant, si ce n'est la dictature au profit du peuple; puisque le peuple ne peut pas encore faire ses affaires lui-même, il faut bien qu'il charge quelqu'un de ce soin; entre la monarchie et la République il faut une transition, et c'est le sang de Napoléon se mariant au sang de la France, qui seul peut nous faire traverser ce passage difficile. Il n'y a qu'un nom populaire et puissant en France, un nom capable de dominer les partis, c'est la nom de Napoléon. Et pourquoi? Parce que Napoléon est tombé avec la France sur le champ de bataille, les armes à la main; la France et lui, lui et la France ont été écrasés en même temps par l'étranger, et Dieu merci, il y a assez de patriotisme dans notre pays pour qu'on n'oublie pas ces choses-là. Ah! s'il s'était fait faire prisonnier misérablement sur un champ de bataille où le sang de tout le monde aurait coulé excepté le sien; ou bien s'il s'était sauvé honteusement dans un fiacre pour échapper à une émeute, on l'aurait depuis longtemps oublié, et si l'on se souvenait de lui encore ce serait pour le mépriser. Mais non, mais non, il est mort dans le drapeau tricolore, martyr des tyrans de l'Europe, et voilà pourquoi la France crie «Vive l'empereur!»

      Malgré son rhumatisme, il se dressa sur ses deux jambes et, d'une voix formidable qui fit trembler les vitres, il poussa trois fois ce cri. Des larmes roulaient dans ses yeux.

      —Voilà pourquoi j'attends le rétablissement de l'empire avec tant d'impatience et que je veux le voir avant de mourir. Je veux voir l'empereur vengé. Vous pensez bien, n'est-ce pas, que ce sera la première chose que fera son neveu; ou bien alors il n'aurait pas une goutte du sang des Napoléon dans les veines. Mais je suis sans inquiétude et je suis bien certain qu'il commencera par battre ces gueux d'Anglais: il n'oubliera pas Wellington ni Sainte-Hélène. C'est comme si c'était écrit. Puis après les Anglais ce sera le tour d'un autre. Il débarrassera l'Allemagne des Prussiens; il nous rendra la frontière du Rhin, et nous verrons des préfets français à Cologne et à Mayence comme autrefois. La France est dans une situation admirable; il pourra organiser la première armée du monde et il l'organisera, car ce n'est pas sur l'armée qu'un Bonaparte ferait