une minute. Il y revient au livre VI, où il parle aussi de «vapeurs», des «pleurs qu'il versait souvent sans raison de pleurer», de ses «frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oiseau».
Je passe ses autres maux: coliques néphrétiques (croit-il) à partir de 1750, esquinancies fréquentes, hernie à quarante-cinq ans, etc. (sans compter un accident de laboratoire qui, aux Charmettes le rendit aveugle, dit-il, pendant six semaines). En somme, et pour ne retenir que ses maux durables: rétention d'urine (soit par vice de conformation, soit par mouvements spasmodiques), neurasthénie profonde, artério-sclérose, voilà son lot.
Il est aisé de voir la répercussion de ces misères physiques sur son être moral.
D'abord sa neurasthénie nous fournit l'explication la plus indulgente des menus vols de son enfance et de sa jeunesse, et aussi de certains actes d'impudence et de hâblerie, comme lorsque, à Lausanne, il compose et donne un concert sans savoir la musique, ou lorsque, pendant son voyage de Montpellier, il se fait passer pour un Anglais jacobite sans savoir un mot d'anglais. Sa neurasthénie permet de substituer aux mots désobligeants de menteur et de voleur ceux de «simulateur» et de «cleptomane».
Puis, il se peut que la première de ses infirmités ait contribué à son goût de la solitude et notamment de la promenade à pied, et de la promenade solitaire, et de la promenade dans la campagne et dans les bois, où l'on n'est gêné par personne, où l'on peut s'arrêter quand on veut. Il nous dira lui-même qu'après le succès du Devin du Village, ce fut cette infirmité, plus que sa fierté d'homme libre, qui l'empêcha de demander une audience au roi.
Mais surtout ses maux physiques ont profondément agi sur sa sensibilité, sur sa vie passionnelle, et par conséquent sur ses livres eux-mêmes.
La vie passionnelle de Jean-Jacques est bien curieuse et bien triste. Sa sensualité s'éveille à dix ans, sous la fessée qu'il reçoit de mademoiselle Lambercier (une fille de trente ans). Je ne puis décidément descendre dans les détails et dans ce qu'il appelle «le labyrinthe obscur et fangeux de ses confessions». Mais il faut pourtant indiquer ce qui est. Il a une enfance et une adolescence vicieuses: les jeux avec mademoiselle Gothon, ses détestables habitudes, ses extravagances exhibitionnistes à Turin, dans les allées sombres et près de ce puits où les jeunes filles viennent chercher de l'eau. Et avec cela, corrompu et d'une dépravation maladive, il garde jusqu'à vingt-deux ans ce que j'appellerai son innocence. Pourquoi? Par une timidité qui est évidemment un effet de son état pathologique. C'est pour cela qu'à vingt-deux ans, à la fois vicieux et intact, il arrive aux bras de madame de Warens pour y connaître l'amour dans des conditions qu'il n'est guère possible de ne pas qualifier de déshonorantes. C'est pour cela aussi que, madame de Warens et Thérèse mises à part, Jean-Jacques n'a eu de sa vie d'autre «aventure d'amour» que sa rencontre avec madame de Larnage, laquelle, il est vrai, y mit beaucoup du sien, car il crut d'abord qu'elle voulait se moquer de lui. (Le pauvre Jean-Jacques raconte cette unique aventure avec orgueil, et il ajoute: «Je puis dire que je dois à madame de Larnage de ne pas mourir sans avoir connu le plaisir.»)—Et c'est pour cela encore que, plus tard, il se condamnera à Thérèse. Et ces choses en expliquent d'autres, soit dans la Nouvelle Héloïse, soit même dans l'Émile.
(Je n'oublie pas d'ailleurs qu'à cette timidité nous devons la grâce de son idylle chez madame Basile, la petite marchande italienne.)
J'ai nommé plusieurs fois madame de Warens. Elle est assez singulière pour qu'on dût s'arrêter sur elle. Mais vous la connaissez. Je n'ai pas à vous rappeler sa naissance protestante, son mariage, sa fuite de Vevey, à la suite d'on ne sait trop quel incident domestique, son recours au roi de Sardaigne, sous les auspices de qui elle se convertit au catholicisme et qui lui fait une pension de deux mille francs. Elle travaillait elle-même dans les conversions (comme on le voit par sa première rencontre avec Jean-Jacques), quoique son catholicisme fut extrêmement latitudinaire. Elle était d'une activité brouillonne, s'occupait de pharmacie et de chimie, désordonnée, chimérique, crédule aux aventuriers et aux inventeurs, et toujours dans les entreprises.—En amour, un vieux monsieur lui avait appris dans sa jeunesse que l'acte est chose indifférente en soi, et elle l'avait cru. Elle se donnait à ses amis pour leur faire plaisir et pour se les attacher, et elle n'était pas regardante sur leur condition sociale. Elle se disait, avec cela, de tempérament froid. Bref, elle était en amour un homme,—un peu comme notre George Sand, mais moins décemment: car madame de Warens ne redoutait pas d'être indulgente à plusieurs à la fois.
Rousseau l'a aimée profondément; mais la nature de cette affection est bien marquée par les noms qu'ils se donnaient: «maman» et «petit». La première fois qu'il la voit, elle a vingt-huit ans, il en a seize. C'est un petit vagabond totalement abandonné, très timide. Elle est la première femme élégante et belle, et riche (à ses yeux) qu'il ait rencontrée. Et tout de suite elle est bonne pour lui, et d'une bonté simple et maternelle. Elle tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour elle, et qui durera longtemps,—c'est l'adoration.
Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux:
C'était un passage derrière sa maison... Prête à entrer dans l'église, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je me figurais une vieille dévote bien réchignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de grâces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'œil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, sûr qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'œil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle eût relue encore si son laquais ne l'eût avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune, c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe, j'irai causer avec vous.
Et un peu plus loin:
Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.
Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu'elle était boulotte.
Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son âge (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu'elle lui explique cela gravement et posément, et qu'elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu'il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d'appeler sa maîtresse «maman», et qu'il découvre un jour qu'il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu'il l'admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l'histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd'hui d'un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n'est qu'à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s'est formé son esprit, est d'une neuve et franche saveur; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain; que, lorsqu'il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois («Elle me dit que je n'y perdrais rien») il n'accepte pas ce partage; et je n'oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d'argent: il n'en reste pas moins que le garçon a vécu, à peu près dix