Jules Lemaître

Jean-Jacques Rousseau


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que nous noterons dans ses ouvrages.

      Enfin,—et pour achever l'énumération de tous les hommes qu'il porte en lui,—s'il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un catholique.

      Il se convertit au catholicisme,—encore presque enfant, il est vrai,—pour obéir à la belle dame d'Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n'en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l'histoire de l'abominable Maure,—écrivant à trente-cinq ans de distance,—exagère-t-il, par un retour d'antipapisme, le cynisme de l'administrateur de l'hospice des Catéchumènes, et surtout l'étrange placidité de l'ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n'en sais rien. Ce qui m'étonne le plus, c'est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s'occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis, si ce n'était pour se faire des créatures et, par conséquent, les suivre et les aider? Il est vrai que les plus pieuses institutions peuvent devenir purement mécaniques et dégénérer jusqu'à oublier leur objet.

      Mais, quoi qu'il en soit de tout cela, une chose est sûre: c'est que Jean-Jacques a été catholique pendant vingt-six ans (de 1728 à 1754), et qu'il a vécu, les dix premières années, dans une atmosphère purement catholique. Il passe deux mois environ au grand séminaire d'Annecy pour être prêtre. A Annecy, à Chambéry, aux Charmettes, il pratique sa nouvelle religion. Il y connaît des prêtres ou des religieux, qu'il déclare avoir été excellents pour lui. Après l'accident de laboratoire qui faillit lui coûter les yeux, il écrit son testament avec tous les termes et formules de la piété catholique, et il fait de petits legs à des religieuses, à des capucins, à d'autres moines. Lorsque madame de Warens entreprend de faire béatifier M. de Bernex, l'ancien évêque d'Annecy, Jean-Jacques atteste par écrit un miracle de ce bon évêque (il s'agit d'un incendie éteint par les prières de l'évêque et de madame de Warens!)—«Alors sincèrement catholique, dit Jean-Jacques, j'étais de bonne foi.» Il commence ainsi le récit d'une promenade avec «maman»:

      Nous partîmes ensemble et seuls de bon matin, après la messe qu'un carme était venu nous dire dans une chapelle attenante à la maison.

      Il écrit dans le même livre VI:

      Les écrits de Port-Royal et de l'Oratoire, étant ceux que je lisais le plus fréquemment, m'avaient rendu demi-janséniste.

      Il avait la terreur de l'enfer:

      Mais mon confesseur qui était aussi celui de maman, contribua à me maintenir dans une bonne assiette.

      Et, parlant du Père Hémet et du Père Coppier:

      Leurs visites me faisaient grand bien: que Dieu veuille le rendre à leurs âmes!

      Enfin, nous verrons que Jean-Jacques, de son propre aveu, n'eut jamais à se plaindre du clergé catholique (le mandement contre l'Émile excepté), mais qu'il eut fort à se plaindre des ministres protestants.

      Tout ce que je veux dire ici, c'est que, chez lui, l'empreinte catholique est superposée à l'empreinte protestante; que sa sensibilité même est plutôt catholique. Nous expliquerons cela en son lieu: mais pourquoi ne dirai-je pas dès maintenant qu'il y a, dans sa facilité à se confesser, et à se confesser d'une certaine manière, et à l'espèce de plaisir qu'il y prend, quelque chose au moins comme la dépravation d'une sensibilité catholique,—disposition qui n'est pas rare, dit-on, chez certaines pénitentes à qui la confession auriculaire permet de goûter une seconde fois leur péché, jusque dans la honte de l'aveu?

      Tel est l'homme,—oh! avec de la candeur, de la bonté, et même déjà des velléités de réforme morale,—et aussi avec cette singulière atténuation que c'est par lui seul que nous savons ses hontes,—mais enfin tel est l'homme, enfant et adolescent vicieux, vagabond indiscipliné,—paresseux, faible et chimérique,—menteur et larron, la dernière fois voleur de vin à vingt-huit ans, chez M. de Mably,—protestant compliqué d'un catholique,—transfuge excusable, mais transfuge de sa patrie et de sa religion,—longtemps amant tolérant d'une femme excellente et déconsidérée dont il est l'obligé—d'ailleurs profondément malade, perdu de névrose, candidat à la folie,—tel est l'homme qui, à vingt-neuf ans, s'en va chercher fortune à Paris et qui, quelques années plus tard, entreprendra la réforme de la société et s'établira professeur de vertu.

       Table des matières

      rousseau à paris.—thérèse.

      J'ai décrit l'étrange garçon, plein de bizarreries, de souillures et d'orgueil, qui à vingt-neuf ans vient à Paris, pour y chercher simplement fortune (dans la musique ou dans les lettres), en attendant qu'il s'établisse, huit ans plus tard, réformateur des mœurs et professeur de vertu. Mais il faut bien dire que, pendant ces huit années, il n'y songe pas du tout.

      Quel était ce monde des lettres où le vagabond de Genève, des bords du lac Léman, de la Savoie, du Piémont et de Turin, le rêveur des Charmettes et l'amant de madame de Warens allait entrer?—Si l'on met à part le seigneur de Ferney, et Montesquieu et Buffon, gentilshommes un peu dédaigneux qui, la plupart du temps, travaillaient enfermés dans leur retraite,—ce monde-là, c'était alors une vingtaine d'écrivains qui se rencontraient dans trois ou quatre cafés et qui étaient familiers chez une douzaine, au plus, soit de fermiers généraux, soit de grands seigneurs et de grandes dames, de ceux et de celles qui se piquaient de liberté d'esprit, et qui se plaisaient à protéger les gens de lettres parce qu'ils les trouvaient amusants, et aussi par un sentiment assez proche de ce que nous appelons aujourd'hui le «snobisme». Ce qui est sûr, c'est qu'un écrivain de ce temps-là, qui voulait arriver, était condamné aux relations aristocratiques.

      Le futur auteur du Discours sur l'inégalité et du Contrat social n'échappe point à cette obligation, et d'ailleurs ne cherche point à y échapper. Et pourtant, nul n'est moins fait que lui pour cette vie de salon, de conversation, et de plaisirs à la fois raffinés et futiles.—Il était plébéien de goûts et d'esprit, réellement ami de la simplicité, d'ailleurs extrêmement timide. Il nous parle des balourdises qu'il fait dans les premiers dîners élégants où il est admis. Il nous répète à satiété, dans cinquante passages de ses Confessions et de ses lettres (ce qui prouve peut-être qu'au fond il en souffrait) qu'il est timide et gauche, qu'il manque de conversation et d'à-propos, et que, pour parler quand même, il dit souvent des sottises...

      Mais, d'autre part, il a une figure intéressante, des yeux d'un éclat extraordinaire; et de temps en temps, quand les choses le touchent, il lui arrive d'être éloquent pendant quelques minutes, avec un effort qui donne alors plus d'accent à sa parole. On le considère avec curiosité. Et lui, qui s'en aperçoit, il s'y prête, et, sentant qu'il ne sera jamais «comme les autres», un causeur étourdissant comme Diderot ou fin et froid comme Grimm ou d'une brusquerie savoureuse comme Duclos, il se résoudra à paraître de plus en plus singulier et «à part», car cela aussi est un succès. Mais avec cela, je le répète, jusqu'en 1749, ses ambitions sont purement musicales et littéraires.

      J'arrivai, dit-il, à Paris dans l'automne de 1741, avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de Narcisse, et mon projet de musique pour toute ressource.

      Ce «projet de musique» est un nouveau système de notation par les chiffres (le même système, je crois, qui a été repris et perfectionné par Galin-Paris-Chevé, et recommandé maintes fois par Francisque Sarcey).—Il lit son projet, le 22 août 1742, à l'Académie des sciences, sans succès. Il semble porter assez bien cette déception; et, comme il manque un peu de ressort, il partage son temps entre la lecture et le jeu d'échecs.

      Mais les personnes auxquelles il était recommandé, et aussi ses visites aux académiciens, lui ont fait