Jules Lemaître

Jean-Jacques Rousseau


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nous y trompons pas: bonnes ou mauvaises, c'est peut-être la première fois qu'on ait écrit des paroles de ce sentiment, de cet accent, de cette couleur. Et, si je ne m'abuse, pour obtenir ce ton, il a fallu (Rousseau écrit cela à cinquante-cinq ans) toute une vie de timidité douloureuse dans les choses de l'amour, et de sauvagerie, et de sensibilité et d'imagination d'autant plus excitées; il a fallu un demi-siècle de maladie, et de désir non contenté—et du génie par là-dessus.

      Rousseau continue:

      Qui pourrait deviner la cause de mes larmes et ce qui me passait dans la tête en ce moment? Je me disais: Cet objet dont je dispose est le chef-d'œuvre de la nature et de l'amour; l'esprit, le corps, tout est parfait; elle est aussi bonne et généreuse qu'elle est aimable et belle; les grands, les princes devraient être ses esclaves; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public; un capitaine de vaisseau marchand dispose d'elle, etc.

      Sentez-vous que c'est là la première rédaction parfaite d'un des thèmes sur lesquels les romantiques ont vécu: l'attendrissement, volontiers solennel et mystique, sur la courtisane; le respect de la femme déchue, plus touchante et même plus vénérable d'être déchue;—oh! mon Dieu, très bon sentiment, si l'on n'avait tout de même un peu trop abusé de cette substitution du sentiment à la raison. Thème romantique, ai-je dit: cela est si vrai, et la page de Jean-Jacques sur Zulietta était si nouvelle et parut si insensée quand les Confessions furent connues, que La Harpe y vit un des signes les plus probants de la folie de Rousseau.—Thème romantique,—qui dévie dans le récit de, Jean-Jacques, car il s'avise ensuite d'attribuer à quelque défaut physique secret la vile condition où Zulietta est réduite,—mais thème essentiellement romantique dans les lignes que j'ai citées. Jean-Jacques près de Zulietta, n'est-ce pas déjà Rolla près du lit de Marion? et ne saisissez-vous pas une ressemblance de sentiment et de ton entre la méditation, encore tempérée, de Jean-Jacques, et les effusions miséricordieuses et effrénées de Rolla:

      Ô Chaos éternel, prostituer l'enfance!...

       Pauvreté! Pauvreté! c'est toi la courtisane,

       C'est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant

       Que la Grèce eût jeté sur l'autel de Diane!...

      Et plus loin:

      Jacque était immobile et regardait Marie...

       Il se sentait frémir d'un frisson inconnu.

       N'était-ce pas sa sœur, cette prostituée?...

      Oui, il me semble bien que l'emphase, la déraison et ce que j'appellerai la disproportion romantique entre les sentiments et les choses est déjà dans cet épisode de la Zulietta.

      Nous arrivons à Thérèse.

      De retour à Paris, Jean-Jacques, tombé de ses ambitions, était fort triste et fort désemparé. Il s'installe de nouveau à l'hôtel Saint-Quentin, rue des Cordiers, près de la Sorbonne. Les pensionnaires mangeaient avec l'hôtesse et une jeune lingère de vingt-deux à vingt-trois ans, Thérèse. La mère, madame Levasseur, avait tenu boutique à Orléans, où son mari était «officier de monnaie.» Ayant mal fait ses affaires, elle avait quitté le commerce et était venue à Paris avec son mari et ses enfants. (Jean-Jacques nous dit qu'elle avait «beaucoup d'enfants», sans préciser.) Et maintenant écoutons Jean-Jacques:

      La première fois que je vis paraître cette fille à table, je fus frappé de son maintien modeste, et plus encore de son regard vif et doux, qui pour moi n'eut jamais son semblable. La table était composée de plusieurs abbés irlandais, gascons, et autre gens de pareille étoffe. Notre hôtesse elle-même avait rôti le balai: il n'y avait là que moi seul qui parlât et se comportât décemment. On agaça la petite, je pris sa défense. Aussitôt les lardons tombèrent sur moi. Quand je n'aurais eu naturellement aucun goût pour cette pauvre fille, la compassion, la contradiction m'en auraient donné. J'ai toujours aimé l'honnêteté dans les manières et dans les propos, surtout avec le sexe. Je devins hautement son champion, je la vis sensible à mes soins, et ses regards, animés par la reconnaissance qu'elle n'osait exprimer de bouche, n'en devinrent que plus pénétrants.

      Bref, il lui fait la cour... Il lui déclare d'avance que «jamais il ne l'abandonnera et que jamais il ne l'épousera». Elle hésite. Un jour enfin, «elle lui fit en pleurant l'aveu d'une faute unique au sortir de l'enfance, fruit de son ignorance et de l'adresse d'un séducteur». Il s'écrie joyeusement: «Ce n'est que cela»? Ils «se mettent» ensemble. Mais, jusqu'en 1749, il garde sa chambre à l'hôtel, et va passer ses journées chez Thérèse et sa mère. «Sa demeure devint presque la mienne.» En 1749 seulement, il s'installe avec elle dans un petit appartement à l'hôtel de Languedoc, rue de Grenelle-Saint-Honoré, et y demeure pendant sept ans, «jusqu'à son délogement pour l'Ermitage».

      Arrêtons-nous sur Thérèse.

      Je crois bien qu'aucun des critiques ou historiens de Rousseau n'a manqué de déplorer sa rencontre avec Thérèse: «Liaison indigne de lui, dit-on, et qui eut la plus triste influence sur son sort.» Il me semble qu'on exagère. La famille de Thérèse a causé à Rousseau de grands ennuis, sans doute. D'autre part, la fécondité de Thérèse a été pour lui l'occasion de l'acte le plus coupable qu'il ait commis. Mais Thérèse elle-même, malgré ses défauts, me paraît bien lui avoir été, pour le moins, aussi douce, aussi consolante et utile que funeste. Et enfin, qu'il ait formé cette liaison, cela s'explique aisément; et il aurait pu tomber plus mal.

      Jeune, Thérèse, dut être assez jolie fille. (Au reste, elle n'est pas laide sur le seul portrait qu'on ait d'elle, et qui la représente à cinquante ans environ.) Nous parlant une fois de Diderot, Jean-Jacques nous dit, dans un esprit de rivalité assez divertissant:

      Il avait une Nanette ainsi que j'avais une Thérèse; c'était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable..., au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère, etc..

      Il fallait bien que Thérèse ne fût pas si désagréable, puisque les belles dames lui faisaient des caresses, que madame de Boufflers à Montmorency allait goûter chez elle, et que la maréchale de Luxembourg l'embrassait comme du pain.—Même plus tard, et quand Thérèse a dépassé la cinquantaine, un jeune Marseillais, M. Eymar, venu à Paris en 1774 pour visiter Rousseau, nous dira: «Madame Rousseau était bien loin de ressembler au portrait hideux qu'un poète célèbre a fait d'elle dans ses satires (sans doute Voltaire dans la Guerre de Genève), je ne la trouvai ni jeune ni belle, bien s'en faut; mais je la trouvai honnête, polie, vêtue proprement dans sa simplicité, et ayant toute l'allure d'une bonne ménagère.»

      Thérèse, à vingt-trois ans, pouvait plaire. Ceci me paraît acquis.

      Que cherchait Rousseau quand il la rencontra? Une infirmière et une servante autant qu'une compagne.

      Thérèse avait eu un malheur? Tant mieux! «Sitôt que je le compris, dit Rousseau, je fis un cri de joie.» Pourquoi? C'est sans doute parce qu'il avait craint une autre chose qu'il nous dit sans ambages. Mais c'est aussi parce que, peu sûr de lui à cause de son infirmité et de sa névrose, il ne tenait pas du tout à être le premier dans un cœur.—Et selon moi, c'est ce qui explique que la jalousie en amour soit absente de sa vie, et à peu près absente de son œuvre.

      Thérèse était une ouvrière en linge,—une grisette,—ignorante et d'esprit fort simple:

      Je voulus, dit-il, d'abord former son esprit; j'y perdis ma peine... Son esprit est ce que l'a fait la nature; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis point d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrivît passablement... Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année, et ne connaît pas un seul chiffre, malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui montrer. Elle ne sait ni compter l'argent, ni le prix d'aucune chose. Le mot qui lui vient en parlant est souvent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois, j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser madame de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres