peut-être qu'ils étaient unis par un crime, par un crime cinq fois répété, et que cela est un lien sérieux.
Rousseau eut de Thérèse trois enfants de 1746 à 1750: il en eut deux autres entre 1750 et 1755. Il les mit tous les cinq aux Enfants-Trouvés.
Qui nous l'a dit? Rousseau lui-même, et Rousseau tout seul. Ceux qui en ont parlé ou écrit au XVIIIe siècle ne le savaient que par Rousseau. Aucun témoignage qui ne soit fondé, directement ou indirectement, sur les confidences de Jean-Jacques (aucun, sauf un témoignage anonyme dans le Journal encyclopédique, en 1791. L'anonyme dit que, voisin de Rousseau dans la rue de Grenelle-Saint-Honoré,—donc entre 1749 et 1756,—il avait entendu dire à son barbier que M. Rousseau envoyait ses enfants aux Enfants-Trouvés et que cela était connu dans le quartier. Ce témoignage d'un anonyme, trente-cinq ou quarante ans après les faits, et neuf ans après la publication des Confessions, ne paraît pas très imposant).
Où je veux en venir? Voici.
Dans le fond, on sent que, malgré tout, Jean-Jacques fut plutôt meilleur que beaucoup de ses confrères en littérature de ce temps-là. Il y a, dans la vie de Voltaire, des méchancetés noires, des mensonges odieux, des platitudes, même des actes d'improbité. Et il y a bien des hontes dans la vie de quelques autres... Mais voilà! cinq enfants aux Enfants-Trouvés, cela est monstrueux; de quelque côté qu'on le prenne; cela semble pire,—à cause de la représentation précise qu'on s'en fait,—que l'abandon même d'une fille séduite et enceinte. Bref, cela paraît un des crimes par excellence contre la nature,—contre cette nature dont Jean-Jacques est l'apôtre. Et alors les amis de Rousseau voudraient bien que ce ne fût pas vrai.
Moi-même, jadis, je raisonnais ainsi:
—Nulle autre preuve que les aveux de Rousseau, aveux faits sans nécessité, «pour que mes amis, dit-il, ne me crussent pas meilleur que je n'étais».—«Je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons, je le dis à Diderot, à Grimm, je l'appris dans la suite à madame d'Épinay, et dans la suite encore à madame de Luxembourg, sans aucune nécessité et pouvant aisément le cacher à tout le monde.»—Cela est un peu étrange: car, qu'il l'ait dit «sans nécessité et pouvant le cacher», cela signifie que, de 1747 à 1755, aucun de ses amis, aucune de ses belles amies qui s'amusaient à visiter Thérèse ne s'étaient aperçus d'aucune des cinq grossesses. En somme, si l'on en croit Rousseau, il le dit tout justement parce que, s'il ne l'avait pas dit, personne ne s'en serait douté.
(Thérèse l'avait dit, raconte-t-il, à madame Dupin, et cela fait une difficulté: mais on peut croire ici Thérèse stylée par lui, et que, par suite, les aveux de Thérèse ne sont pas plus une preuve que les aveux de Jean-Jacques.)
En 1761, madame de Luxembourg a l'idée de retrouver les enfants de Rousseau. Elle lui demande quelles sont les dates et les marques de reconnaissance. Il lui écrit à ce sujet:
Ces cinq enfants ont été mis aux Enfants-Trouvés avec si peu de précautions pour les reconnaître un jour, que je n'ai pas même gardé la date de leur naissance.
Cela est-il bien possible? et Thérèse aussi l'a-t-elle oubliée?—Il se souvient pourtant que le premier enfant est né «dans l'hiver de 1746 à 1747, ou à peu près». Celui-là avait une marque dans ses langes. (Il dit dans les Confessions que «cette marque était un chiffre qu'il avait fait en double, sur deux cartes, dont une fut mise dans les langes de l'enfant».) Les autres enfants n'avaient aucune marque.
Laroche, homme de confiance de la maréchale, fait donc des démarches pour retrouver l'aîné, celui qui avait une marque, et qui en 1761 devait, s'il vivait encore, avoir quatorze ans. Les recherches sont infructueuses.
Rousseau écrit alors à la maréchale: «Le succès même de vos recherches ne pouvait plus me donner une satisfaction pure et sans inquiétude.» (Et cela est vrai: où, dans quel état allait-il retrouver, s'il le retrouvait, ce garçon de quatorze ans? et comment aurait-il été absolument sûr que c'était bien lui? etc...)—«Il est trop tard, ajoute-t-il, il est trop tard. Ne vous opposez point à l'effet de vos premiers soins; mais je vous supplie de ne pas y en donner davantage.»
Rousseau, dans la partie de ses Confessions écrite en 1769, nomme la sage-femme Gouin. L'a-t-il indiquée en 1761 à madame de Luxembourg? Ou cette sage-femme était-elle morte? En tout cas Rousseau savait bien qu'elle serait morte quand les Confessions seraient rendues publiques.
Oh! tout cela ne prouve pas que les cinq enfants soient une invention de Rousseau. Mais il semble qu'il ait tenu avec madame de Luxembourg la même conduite que si ç'avait été une invention.
Et là-dessus on pourrait essayer une hypothèse:
—Affligé des infirmités que vous savez, à cause de cela timide avec les femmes, les adorant toutes et ne concluant jamais; sans autre liaison que celle de Thérèse; abstinent dans un monde aux mœurs extrêmement relâchées; devinant ce que sa conduite et le siège même de son infirmité pouvait suggérer à la malignité des gens, le lisant peut-être dans les yeux de ses amis, et surtout de ses amies,—ne se pourrait-il pas qu'une de ses pires terreurs, et la plus obsédante, ait été de passer pour impuissant?—De là, cette réplique qu'on peut appeler triomphante: la fable des cinq enfants, et, parce qu'il n'aurait pas pu les montrer et que, d'autre part, l'horreur d'un tel aveu en impliquait la véracité, l'histoire du quintuple recours aux Enfants-Trouvés. Peut-être Rousseau, imaginatif et «simulateur» comme il était, a-t-il mieux aimé paraître abominable que d'être soupçonné d'une des disgrâces les plus mortifiantes pour l'orgueil masculin.
L'hypothèse est fragile, je le reconnais. Il y en a une autre. D'après madame Macdonald, Thérèse, cinq fois de suite, aurait fait croire à Rousseau qu'elle était enceinte, qu'elle était accouchée chez une sage-femme et qu'elle avait fait porter l'enfant aux Enfants-Trouvés. Le principal argument de madame Macdonald, c'est que Rousseau avoue qu'il n'a vu aucun de ses cinq enfants.—Cette machination se serait faite d'accord avec Grimm et la mère Levasseur. Dans quel dessein? Pour empêcher Jean-Jacques de quitter Thérèse.
Une telle hypothèse souffre d'étranges difficultés, et matérielles et morales. Au reste, si elle supprime le fait de la naissance et de l'abandon des enfants, elle ne supprime pas le consentement de Rousseau à l'abandon de ces enfants qu'il croyait avoir. Donc, elle ne l'absout pas.
Ici, se place naturellement une autre explication,—qui était celle de Victor Cherbuliez:—Oui, Thérèse eut cinq enfants et qui furent tous mis aux Enfants-Trouvés. Mais de ces enfants Rousseau n'était pas et ne pouvait sans doute pas être le père. Et, dans ces conditions, la conduite de Rousseau est assurément moins abominable.
Je ne repousse pas absolument cette hypothèse; mais elle soulève encore bien des objections.—D'après Tronchin, Rousseau n'était pas impropre à avoir des enfants; il y fallait seulement certaines conditions, qu'il trouvait auprès de Thérèse. Il ne pouvait donc avoir, au plus, que des doutes sur sa paternité.—Et, d'autre part, s'il avait su ou cru Thérèse infidèle, nous aurait-il parlé de sa «fidélité sans tache»?—A moins de supposer encore une fois qu'il aimait mieux paraître criminel que de passer pour impuissant ou que d'être ridicule...
Tout bien examiné, mon hypothèse (qui d'ailleurs n'est pas à moi tout seul) me plairait mieux.—Mais j'ai été aux Enfants-Trouvés. Dans le dossier de l'année 1746, j'ai trouvé un papier[2] portant cette mention: «2795. Marie-Françoise Rousaux» (ce dernier mot rayé et surchargé du mot «Rousseau» correctement écrit). «Un garçon le 19 novembre 1746.» Puis, d'une autre écriture et d'une autre encre: «Joseph Cathne a été baptisé ce 20 novembre 1746. Daguerre, prêtre.»—Ce papier est épinglé à un bulletin de dépôt imprimé. Et, dans le registre où sont inscrits les dépôts de l'année 1746, j'ai lu ceci: «Joseph Catherine Rousseau, donné à Anne Chevalier, femme André Petitpas, à Guitry (Andelys), 1er mois, 6 francs, payés 22 décembre 46; 21 janvier 1747, 5 f. 2e (mois) jusqu'au 14 janvier 1747, jour du décès,