Jules Lemaître

Jean-Jacques Rousseau


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il rencontre et fréquente Fontenelle, Mably, Marivaux, Bernis, l'abbé de Saint-Pierre, Diderot et, un peu plus tard, Grimm.

      Peu après l'échec de son mémoire sur la musique, comme il attendait tranquillement la fin de son argent, un jésuite, le Père Castel lui dit un jour: «Je suis fâché de vous voir vous consumer ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, puisque les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et voyez les femmes. Vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là.» Ainsi parla ce jésuite. C'est à lui que Jean-Jacques dut la connaissance de madame de Beuzenval, de madame Dupin, de M. de Francueil et, par celui-ci, de madame d'Épinay et de madame d'Houdetot.

      Jean-Jacques suit avec M. de Francueil un cours de chimie. Il tombe dangereusement malade et, dans le transport de sa fièvre, compose des chants et des chœurs. Ces idées lui reviennent dans sa convalescence; il médite un plan et commence l'opéra des Muses galantes. Nous voilà bien loin encore du Discours sur l'inégalité.

      Naturellement il devient amoureux,—sans nul danger pour elle,—de madame Dupin (l'aïeule de George Sand). Car il ne peut voir une grande dame sans en tomber amoureux et sans bâtir là-dessus des projets. Il y a dans Jean-Jacques comme un Julien Sorel sans volonté (ce qui, à vrai dire fait une différence notable.) Il écrit:

      Elle me permit de la venir voir. J'usai, j'abusai de la permission. J'y allais presque tous les jours, j'y dînais deux ou trois fois la semaine, je mourais d'envie de lui parler, je n'osai jamais. Plusieurs raisons renforçaient ma timidité naturelle. L'entrée d'une maison opulente était une porte ouverte à la fortune; je ne voulais pas risquer de me la fermer... Madame Dupin aimait avoir tous les gens qui jetaient de l'éclat, les grands, les gens de lettres, les belles femmes. On ne voyait chez elle que ducs, ambassadeurs, cordons bleus. Madame la princesse de Rohan, madame la comtesse de Forcalquier, madame de Mirepoix, madame de Brignolé; milady Hervey, pouvaient passer pour ses amies. Monsieur de Fontenelle, l'abbé de Saint-Pierre, l'abbé Sollier, monsieur de Fourmont, monsieur de Bernis, monsieur de Buffon, monsieur de Voltaire étaient de son cercle et de ses dîners...

      Voilà donc Rousseau dans le plus grand monde, et, s'il faut le dire, dans le plus voluptueux et le plus corrompu, et qui s'y trouve fort bien. Oui, nous sommes loin de Jean-Jacques citoyen de Genève et philosophe selon la nature.

      Cependant, ces dames s'occupent de lui, lui cherchent une situation. Vers avril ou mai 1743, il va rejoindre, en qualité de secrétaire, M. de Montaigu, ambassadeur de France à Venise. Il y passe dix-huit mois. Jean-Jacques s'étend avec complaisance sur cette période de sa vie.

      A la vérité, il ne dit pas un mot de la beauté de Venise, tant célébrée depuis un siècle par les écrivains, et avec des mots si pâmés!

      Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, écrivait en 1454, dans les Passages d'outre mer faits par les Français, livre publié en 1518:

      Venise est une belle cité grande comme la moitié de Paris, assise sur la mer, tout environnée d'eau qui court la plupart des rues de la ville; et vont les petits galiots et bateaux parmi les dites rues; et il y a des ponts, tant grands que petits, tant de bois que de pierre, environ de douze à quinze cents. Et c'est la ville la plus peuplée qu'on puisse guère voir, car on n'y voit point de jardins ni de places vides... Et il y a les plus belles boutiques de toutes marchandises qu'on puisse guère trouver, et la plupart des métiers sont faiseurs de soie et de velours. Et il y a quantité de belles maisons qu'on appelle palais;... et chaque seigneur a sa barque pour aller où il veut. Et dit-on qu'il y a plus de bateaux à Venise qu'il n'y a de chevaux ni de mulets à Paris. Et il y a au corps de la ville environ cent vingt églises, etc.

      Et Sébastien Mamerot décrit ensuite sèchement et minutieusement les mosaïques de Saint-Marc.

      Or, Jean-Jacques, l'aïeul des romantiques dont Chateaubriand est le père, ne nous en dit pas même autant. Justement parce qu'il est, comme descriptif, un précurseur, il ne s'attache encore qu'aux objets simples: lacs, forêts, montagnes modérées, et n'a pas eu le temps de raffiner et de renchérir. Il ne faut pas oublier d'ailleurs que Venise, au milieu du XVIIIe siècle était une ville extrêmement vivante, que ses palais étaient neufs ou nettoyés et ne menaçaient pas ruine, et qu'elle n'avait donc pas alors ce charme de l'agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter.

      Mais, surtout, au moment où il nous parle de son séjour à Venise, Jean-Jacques est trop rempli du souvenir des fonctions qu'il y exerçait, pour se soucier de Saint-Marc, du pont des Soupirs, des canaux et des gondoles. Visiblement, il est fier d'avoir été secrétaire d'ambassade (car il en faisait les fonctions), d'avoir un jour occupé un poste honorable, officiel, dans la société régulière. Écoutez le ton, l'accent:

      Il était temps que je fusse une fois ce que le ciel, qui m'avait doué d'un heureux naturel, ce que l'éducation que j'avais reçu de la meilleure des femmes (madame de Warens avait peut-être été quelque peu agent diplomatique secret du roi de Sardaigne), ce que celle que je m'étais donné à moi-même m'avait fait être, et je le fus. Livré à moi seul, sans amis, sans conseils, sans expérience, en pays étranger, servant une nation étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt et pour écarter le scandale du bon exemple, me tentaient de les imiter: loin d'en rien faire, je servis bien la France, à qui je ne devais rien, et mieux l'ambassadeur, comme il était juste, en tout ce qui dépendait de moi. Irréprochable dans un poste assez en vue, je méritai, j'obtins l'estime de la République, celle de tous les ambassadeurs avec qui nous étions en correspondance, et l'affection de tous les Français établis à Venise.

      Et il énumère ses services. Le ton, le sérieux, l'air de satisfaction profonde, rappellent Chateaubriand racontant son ambassade à Londres. (Combien Chateaubriand, ce fils aristocrate de Jean-Jacques, lui ressemble, c'est ce qui apparaît à mesure qu'on lit davantage l'un et l'autre.)

      Mais, si nous en croyons Jean-Jacques, son patron M. de Montaigu était un homme grossier, avare, ignorant et un peu fou[1]. Il dut se séparer de lui, sans pouvoir, dit-il, se faire payer ses appointements. De retour à Paris, il demande inutilement justice de son ambassadeur. Les refus qu'il éprouva (il faut dire que, tout en faisant fonction de secrétaire d'ambassade, il n'était que secrétaire de l'ambassadeur) laissèrent dans son âme, dit-il, «un germe d'indignation contre nos sottes institutions civiles, où le vrai bien public et la véritable justice sont toujours sacrifiés à je ne sais quel ordre apparent, destructif en effet de tout ordre, et qui ne fait qu'ajouter la sanction de l'autorité publique à l'oppression du faible et à l'iniquité du fort».

      C'est dommage. S'il avait pu s'entendre avec M. de Montaigu, si Rousseau, content d'être quelqu'un de classé et d'officiel avait pu poursuivre sa carrière diplomatique (et il est probable que ses puissantes amies de Paris l'eussent fait avancer rapidement), il eût pris goût de plus en plus à sa profession, il eût envoyé à son ministre des rapports d'un style admirable; il se fût adonné à l'économie politique pour laquelle il avait du penchant, mais il n'y eût pas cassé les vitres; il n'eût pas écrit l'Inégalité, l'Émile ni le Contrat, et nous y aurions perdu au point de vue littéraire, mais nous y aurions gagné à quelques autres égards, et il n'eût pas épousé Thérèse Levasseur.

      Mais achevons les souvenirs vénitiens de Jean-Jacques.

      Dans cette ville d'amours et de plaisirs, dans cette Venise de Casanova (qui s'y trouvait en même temps que Rousseau), la vie amoureuse de Jean-Jacques se réduit à peu. Le malheureux nous dit lui-même qu'il n'avait pas renoncé à ses habitudes honteuses. Sa seule rencontre effective, pendant ces dix-huit mois, est avec une personne qu'on appelait la Padoana. Une rencontre plus célèbre est avec Zulietta. Je vous renvoie au texte du récit; mais je dois vous en citer du moins le commencement:

      J'entrai dans la chambre d'une courtisane comme dans le sanctuaire de l'amour et de la beauté... A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d'en perdre le fruit d'avance, je voulus me hâter de le cueillir. (Nous