inférieure socialement et de toutes façons; une fille du peuple, et qui fût pauvre, et qui lui dût de la reconnaissance, et qui ne fît pas la délicate et la renchérie, et devant qui il n'eût pas honte de ses misères physiques ni de ses défaillances sexuelles, et qui lui donnât les soins les plus intimes. Et voilà pourquoi il choisit Thérèse.
Et il la choisit aussi parce qu'elle était ignorante et «stupide», comme il le dit lui-même. Il lui fallait une compagne avec qui il n'eût pas de frais à faire; une femme aussi dont la simplicité d'esprit lui fût un repos, et quelquefois un amusement... Au reste son cas, ici, n'est pas extraordinaire: on a souvent vu des artistes rechercher une compagne inculte et un peu bête,—pour être plus tranquilles...
Rousseau n'épouse pas Thérèse. Il en donne, en 1755, la raison (assez vague) à madame de Francueil: «Que ne me suis-je marié, me direz-vous? Demandez-le à vos injustes lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel, et jamais on ne me prouvera qu'aucun devoir m'y oblige.»—Il en donne, en 1761, une autre raison à madame de Luxembourg: «Un mariage public nous eût été impossible à cause de la différence de religion.» Mais en 1745 Rousseau était encore catholique: cette raison ne vaut donc rien. En somme, il n'épouse pas Thérèse, pour être plus libre, pour qu'elle dépende toujours de lui; peut-être pour n'avoir pas à la mener quelquefois avec lui dans les maisons où il va.
Il n'épouse pas Thérèse. Mais certainement il l'aime.
Non d'amour. Il dit au livre IX:
Que pensera le lecteur quand je lui dirai que, du premier moment que je la vis jusqu'à ce jour (environ 1769) je n'ai jamais senti la moindre étincelle d'amour pour elle, que je n'ai pas plus désiré la posséder que madame de Warens, et que les besoins des sens, que j'ai satisfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l'individu?
Mais il l'aime, on n'en peut guère douter, d'une grande affection. Avant de rappeler sa première rencontre avec elle, il nous dit: «Là m'attendait la seule consolation réelle que le ciel m'ait fait goûter dans ma misère, et qui seule me la rendit supportable.» Il écrit cela après vingt-quatre ans d'union.—Il dit un peu plus loin: «Le cœur de ma Thérèse était celui d'un ange.»—Dans vingt passages des Confessions, dans cinquante passages peut-être de ses lettres, (et de toutes les époques), il parle de ses bonnes qualités, de ses vertus, notamment de «son bon cœur, de son affection, de son désintéressement sans exemple, de sa fidélité sans tache».—Il dit bien, dans une note écrite après 1768: «Elle est, il est vrai, plus bornée et plus facile à tromper que je ne l'avais cru;» mais il ajoute aussitôt: «Mais pour son caractère, pur, excellent, sans malice, il est digne de toute mon estime et l'aura tant que je vivrai.»—Il s'occupe beaucoup d'elle. Après sa fuite de Montmorency, il la recommande tendrement à madame de Luxembourg et à une supérieure de couvent. Une des raisons qui lui font choisir pour séjour Motiers-Travers, c'est qu'il y a, aux environs, une église catholique où Thérèse pourra aller à la messe. A Motiers même, quand il se croit prêt à mourir, il assure l'avenir de Thérèse; il la recommande à un curé qui avait été bon pour elle dans le voyage qu'elle avait fait pour rejoindre Jean-Jacques en Suisse... Et l'on pourrait citer vingt faits de cet ordre.
Il la voyait par ses meilleurs côtés. Il disait ce que disent souvent des hommes supérieurs vivant avec une bête: «Elle est simple, mais elle a beaucoup de bon sens, un instinct très sûr.» Jean-Jacques, adorateur de la nature et de l'instinct, devait le dire d'autant plus.—Après avoir parlé des pataquès de Thérèse, il ajoute:
Mais cette personne si bornée et, si l'on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles... Devant les dames du plus haut rang, devant les grands et les princes, ses sentiments, son bon sens, ses réponses et sa conduite lui ont attiré l'estime universelle, et à moi, sur son mérite, des compliments dont je sentais la sincérité.
Il y a bien ce passage du livre IX:
On connaîtra la force de mon attachement dans la suite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cœur dans le plus fort de mes misères, sans que jusqu'au moment où j'écris ceci, il m'en soit échappé un mot de plainte à personne.
Mais ces «plaies» et ces «déchirures», il ne nous en dit plus rien.—Ce qui est sûr, c'est qu'il a conservé jusqu'au bout, jusqu'à la mort, ses sentiments pour Thérèse.—Le prince de Ligne le visite à Paris vers 1770 et cause longtemps avec lui. «Sa vilaine femme ou servante, dit-il (Thérèse approchait alors de la cinquantaine), nous interrompait quelquefois par quelques questions saugrenues qu'elle faisait sur son linge ou sur la soupe: il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s'il en avait parlé.»—Et Corancez, l'un des fondateurs du Journal de Paris, Corancez, qui avait épousé la fille d'un Genevois ami de Jean-Jacques, Corancez qui a connu intimement Jean-Jacques dans ses dernières années, nous dit expressément: «Il n'avait de confiance qu'en elle.»
D'autre part, Thérèse, sans doute, bien des fois lui nuisit malgré elle. D'abord elle avait sa mère, qui jouait à la dame, et qui était fort rapace. Rousseau nous dit:
Sitôt qu'elle se vit un peu remontée par mes soins, elle fit venir toute sa famille pour en partager le fruit. Sœurs, fils, filles, petites-filles, tout vint, hors sa fille aînée mariée au directeur des carrosses d'Angers. Tout ce que je faisais pour Thérèse était détourné par sa mère en faveur de ses affamés.
Et plus loin:
Il était singulier que la cadette des enfants de madame Levasseur (Thérèse), la seule qui n'eût point été dotée, était la seule qui nourrissait son père et sa mère, et qu'après avoir été longtemps battue par ses frères, par ses sœurs, même par ses nièces, cette pauvre fille en était maintenant pillée, sans qu'elle pût mieux se défendre de leurs vols que de leurs coups.
Il en faut conclure que Thérèse était une assez bonne bête. Seulement, stylée par sa mère, elle acceptait, sans le dire à Jean-Jacques, des cadeaux de ses riches amies.—Plus tard, à l'Ermitage, il paraît bien que, jalouse de madame d'Houdetot, elle fut maladroite, bavarde, indiscrète.—Ce n'est pas tout. Jean-Jacques, dans l'endroit même où il vante le bon sens de Thérèse, nous dit:
Souvent, en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catastrophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre; elle m'a tiré des dangers où je me précipitais aveuglément.
Aïe! Cela signifie sans doute qu'elle lui a dit un jour, je suppose: «Tu ne vois donc pas que madame d'Épinay te traite comme un valet?» ou: «Tu ne vois donc pas que ce monsieur Grimm est jaloux de toi?» un autre jour, à Motiers: «Tu ne vois pas donc pas que ce Montmollin s'entend avec ceux de Genève?» un autre jour, s'ennuyant à Wootton: «Est-ce que tu crois que ce monsieur Hume est tant que cela ton ami?» enfin, qu'elle entretenait volontiers sa défiance, par bêtise, pour le garder, pour se faire valoir, ou parce que la tête de tel ou tel ne lui revenait pas, ou parce que tel ou tel l'avait traitée avec trop peu d'égards.—Et, parce que Jean-Jacques avait absolument besoin d'elle, il la croyait.
Oui, tout cela est possible; mais, avec tout cela, il me paraît certain que Thérèse lui a été réellement dévouée. Et, si cela lui fut facile dans les premières années, quand elle était son obligée, quand elle le voyait devenir célèbre, quand les belles dames s'amusaient à causer avec elle, je crois qu'elle y eut ensuite quelque mérite. A dater de sa retraite en Suisse, il me semble bien que Rousseau fut à son tour l'obligé de Thérèse. A partir de 1755, il ne la traite plus que comme sa sœur. Elle pourrait le quitter; les amis de Rousseau ne la laisseraient pas mourir de faim, et du reste elle a un métier et pourrait vivre de son travail. Elle reste. Elle le suit à travers tous ses exils. Elle le rejoint en Suisse; elle le rejoint en Angleterre; elle le rejoint à Trye, à Bourgoin, à Monquin; elle le suit à Paris, à Ermenonville; elle recueille son dernier soupir.—Un seul moment de refroidissement, au bout de vingt-quatre ans d'union, en 1769. C'est à Monquin. Jean-Jacques lui propose de se séparer, et lui promet d'assurer sa vie,