Gréville Henry

La Niania


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sûr. Personne n'en pouvait prendre ombrage; ils ne se disaient pas deux mots en toute la journée. Cependant quand Dournof avait terminé la lecture d'un livre, il était rare qu'on ne vit pas le volume passer dans les mains d'Antonine. Mais là encore il n'y avait rien d'étonnant.

      Madame Karzof, qui n'était pas née pour les grandes entreprises, avait pourtant suivi l'exemple général, devenu une mode dans les derniers temps, et elle avait établi une école libre dans le village. Antonine, comme de raison, s'était chargée des filles, Jean Karzof, son frère, avait voulu prendre soin des garçons; mais Jean était un rêveur; il oubliait l'école pour aller rôder dans les bois, avec son autre camarade, Maroutine, portant sur l'épaule un fusil avec lequel il tuait bien peu de gibier..., et Dournof prit l'habitude de le remplacer à l'école; c'était pour la régularité, disait-il.

      Antonine et lui s'en allaient donc côte à côte, sans se donner le bras; ils entraient chacun dans la cabane de leur classe, et le plus souvent revenaient ensemble. L'été s'écoula ainsi. Ils se parlaient toujours très-peu, mais un peu plus que dans les commencements. Les vacances de l'Université tiraient à leur fin, cependant, et les feuilles des tilleuls commençaient déjà à tomber sur le gazon; Antonine, toujours sérieuse, avait un peu maigri; ses joues étaient moins roses qu'au printemps; parfois elle se retirait de bonne heure, sans prétexte plausible. Si sa mère inquiète la suivait alors dans sa chambre, elle la trouvait assise dans un grand fauteuil, les bras pendants, sans autre mal qu'un peu de fatigue.

      Un jour qu'Antonine sortait de la maison d'école un peu plus tard que de coutume, elle vit que Dournof l'avait attendue. Assis sur les quelques marches de bois du petit perron, il regardait la route en sifflotant. Au bruit que fit la porte en retombant, il se leva, et Antonine reçut en plein visage un regard si profond, si plein de choses, qu'elle baissa les yeux.

      Ils marchaient tous deux, et se dirigeaient vers la maison, lorsque Dournof, s'arrêtant brusquement, dit à Antonine:

      --J'ai à vous parler.

      Ils s'arrêtèrent près du puits. Ce puits, dont la margelle était haute de trois pieds environ, était construit avec de grosses poutres de sapin à peine équarries, enchevêtrées les unes dans les autres; l'eau venait presque à fleur de terre, et un seau de bois noirci par un long usage y flottait au milieu des feuilles jaunies des bouleaux que les vents d'automne y jetaient par tourbillons. La perche à contrepoids qui sert à relever le seau se perdait dans les branches basses des arbres, la haie du jardin haute et drue faisait un fond de verdure de cette construction rustique; l'herbe poussait là plus épaisse que partout ailleurs. A cette heure, personne ne venait au puits: à dix mètres des maisons, l'endroit était aussi solitaire que le fond d'un bois.

      Antonine sentait battre son coeur, et craignait que Dournof n'en entendit les battements, tant ils lui semblaient terribles. Il resta un moment devant elle, la regardant, cette fois, de tous ses yeux.

      --Vous êtes une demoiselle riche, commença-t-il.

      --Je ne suis pas riche, interrompit vivement Antonine.

      --Vous n'êtes peut-être pas riche pour votre monde, mais vous êtes riche en comparaison d'un petit fils de prêtre, qui n'a aucune fortune. Votre famille est de bonne noblesse.

      Antonine allait parler, il fit un geste, elle se tut.

      --Je suis de naissance obscure, puisque, je viens de vous le dire, mon grand-père était prêtre. Mon père était un pauvre gratte-papier dans une administration de province; il a acquis la noblesse héréditaire par ancienneté, et voilà pourquoi je puis mettre une couronne sur mon cachet...

      Il souriait avec une certaine expression qui fit aussi sourire Antonine.

      --Cela n'empêche pas que...

      Il se tut et regarda Antonine qui, loin de détourner les yeux, leva sur lui son visage empourpré. Dournof alors étendit sa large main, élégante de forme, mais grande et lourde; la jeune fille y mit la sienne, sans hésiter, mais avec une gravité recueillie.

      --Je crois, reprit Dournof, que nous suivons le même chemin tous les deux; j'ai idée de faire quelque chose... Je ne sais pas encore ce que je ferai, mais je crois bien que ce sera une oeuvre utile: voulez-vous m'aider? Non pas lorsque les chemins seront frayés et que la route sera facile, mais pendant les années de découragement et d'épreuve; lorsque je serai accablé de railleries, pendant que je suis pauvre et obscur, pendant que personne n'a foi en moi, excepté votre frère, qui a en moi une confiance absolue. Voulez-vous me donner du courage quand j'en manquerai, et de la joie toujours?

      La main qui tenait celle d'Antonine tremblait un peu, malgré l'effort visible de Dournof pour paraître calme. Antonine regarda le jeune homme et répondit:

      --Je le veux.

      --Pensez-y bien, reprit-il avec émotion contenue dans la voix, je ne puis vous offrir à présent ni un toit, ni du pain... Je ne puis vous demander à ceux de qui vous dépendez que lorsque je me serai assuré de quoi vivre.

      --Vous disiez tout à l'heure, interrompit Antonine, que j'ai quelque fortune...

      --Précisément assez pour que je ne puisse prétendre à vous que si je vous apporte l'équivalent de ce que vous possédez. Que vous donnera-t-on en dot?

      --Trente mille francs, répondit la jeune fille sans s'étonner de cette question.

      --Eh bien, il faut que j'aie une place qui me rapporte au moins le revenu de ce capital. C'est peu de chose, ajouta-t-il avec son large sourire, et je l'aurai bientôt une fois que j'aurai passé ma licence. Mais il faut attendre, et cette place ne sera qu'un acheminement vers autre chose. Les années de travail et d'épreuve seront longues...

      --J'attendrai, dit Antonine sans trouble.

      Dournof la regarda d'un air ravi: ce regard sembla mettre sur elle une bénédiction, tant il était sérieux et tendre.

      --Je vous aime, lui dit-il, je vous aime tant, que si vous aviez refusé, je crois que j'aurais renoncé à mon rêve.

      --Que serez-vous? demanda alors Antonine.

      --Avocat!

      Antonine le regarda avec un peu d'étonnement. A cette époque, l'organisation des tribunaux étant encore tout entière à l'état de projet, les avocats n'existaient guère que de nom. On ne comprenait sous cette désignation que les avocats consultants, sorte d'hommes d'affaires généralement peu estimés.

      Dournof lui expliqua alors les réformes projetées, et la place que pouvait prendre dans ce nouvel ordre de choses l'homme qui aurait le premier le talent, la force et le courage nécessaires pour s'imposer.

      --Songez, dit-il en terminant, que jusqu'à présent tout est livré à l'arbitraire, que des milliers de gens spoliés crient justice sans rien obtenir! Songez que la lumière va se faire dans ce chaos, et après le Tsar, qui sera le premier bienfaiteur, quel ne deviendra pas le rôle de celui qui aura obtenu pour les malheureux le droit et la justice.

      --Etes-vous ambitieux? demanda Antonine avec la même simplicité.

      Dournof rougit; il plongea dans le fond de sa conscience et répondit ensuite.

      --Non; car si j'étais ambitieux, je voudrais travailler seul, et je ne puis vivre sans vous.

      --J'attendrai, répéta Antonine. Dès à présent je vous appartiens.

      Il ne lui dit pas merci, ces deux âmes fortes s'étaient comprises sans phrases. Il serra fortement la main qu'il tenait, puis la laissa retomber.

      --Il faut n'en parler à personne, n'est-ce pas? demanda la jeune fille en reprenant le chemin du logis.

      --C'est à vous de le décider, répondit Dournof. Si vous pensez que votre famille m'accueille favorablement...

      Antonine ne pût s'empêcher de rire; la nullité de son père et la frivolité bienveillante de sa mère lui inspiraient cette sorte d'affection qu'on éprouve pour des êtres irresponsables et dénués de bon