Gréville Henry

La Niania


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dit-il en s'efforçant de sourire; nous attendrons. Mais si vos parents persistent à refuser?

      --Ce ne sont pas des loups, dit Antonine avec une gaieté feinte. Ils m'aiment et finiront par consentir. Et puis, qui sait? ils consentiront peut-être tout de suite!

      Dournof ne le croyait pas, et il n'eut pas besoin de le dire. D'ailleurs, entre ces deux êtres graves et fiers, les mensonges, même ceux qu'ils auraient pu se faire par charité, pour s'épargner mutuellement un souci, étaient inconnus. Leur amour était cimenté d'une estime sans bornes, et c'est là ce qui le rendait si fort.

      --Antonine, dit le jeune homme après un silence, je regrette de vous avoir attachée à moi; j'aurais dû comprendre que je n'avais pas le droit de parler tant que je n'aurais pas un nid à vous offrir... mais j'étais trop jeune pour savoir...

      --Je ne le regrette pas, moi! fit Antonine en lui tendant la main.

      Il la prit et la serra, mais sans la porter à ses lèvres. Se sentant sûrs l'un de l'autre et craignant de s'amollir, ils évitaient les caresses.

      Une voiture s'arrêta sous les fenêtres et s'éloigna après avoir déposé ses hôtes.

      --C'est ma mère, dit Antonine; elle a fait des visites avec mon père aujourd'hui. Voulez-vous leur parler?

      Dournof étendit les bras, et la tête d'Antonine s'appuya un moment sur son épaule.

      --Quoi qu'il arrive, pour toujours? dit-il.

      --Pour toujours! répondit fermement Antonine.

      On sonna. La Niania accourut dans le salon, afin de prévenir les jeunes gens, mais ceux-ci ne craignaient pas les surprises.

      M. et madame Karzof entrèrent l'instant d'après dans le salon et témoignèrent leur satisfaction en revoyant le jeune homme après sa longue absence.

      Madame Karzof était une femme de quarante-cinq ans, plutôt petite, rondelette, active, intelligente et bornée à la fois, comme beaucoup de femmes russes de sa classe; intelligente pour ce qui était de son ressort, pour tout ce qui l'entourait et se mêlait à sa vie, absolument bornée dès qu'il s'agissait de sortir du particulier pour passer au général. Elle était bonne et tracassière, généreuse et parfois rapace, capable de se priver de tout pour soulager une infortune, et également capable de laisser mourir de faim devant sa porte un pauvre à la pauvreté duquel elle ne croirait pas,--quitte ensuite à le faire enterrer à ses frais et à déplorer son erreur,--mais incapable de se corriger grâce à cette leçon.

      Madame Karzof aimait sa fille et la persécutait sans cesse; Antonine aimait le bleu, sa mère lui faisait porter du rose, sous prétexte que le rose va à toutes les jeunes filles. La mode venait-elle des coiffures plates, elle obligeait Antonine à lisser ses cheveux avec soin, sans s'inquiéter de l'air de son visage, auquel cette coiffure ne convenait pas; de même que l'année suivante, elle faisait crêper sans pitié ses cheveux, longs d'un mètre, que personne ne pouvait plus décrêper ensuite et qu'il fallait couper,--le tout parce que quelque brave dame de ses amies lui avait dit que c'était la mode, et qu'on ne pouvait se coiffer autrement pour aller au bal.

      Antonine détestait le monde guindé et malveillant des employés de classe moyenne où la conduisait sa mère; en revanche, elle aimait la liberté de bon ton qui régnait chez madame Frakine. Madame Karzof eût désiré le contraire; mais si elle la contraignait souvent à aller au bal, elle ne lui défendait jamais de se rendre aux samedis de la bonne dame. Seulement, s'ennuyant elle même près de celle-ci, trop simple et trop franche d'ailleurs pour elle, elle y envoyait Antonine avec sa bonne. La jeune fille était loin de s'en plaindre. Elle y trouvait Dournof l'année précédente, mais le deuil de celui-ci et son absence l'en avaient écarté cet hiver, au grand regret de toute la jeunesse, car Dournof, avec sa manière de voir sérieuse en toute chose, était à ses heures le plus joyeux boute-en-train de la bande.

      C'est ainsi que madame Karzof avait accoutumé sa fille à ne pas faire grand cas de ses décisions; bien qu'Antonine n'eût jamais cessé de donner à sa mère les témoignages extérieurs du respect, celle ci se sentait gênée par le jugement de sa fille; elle le lui avait dit plus d'une fois, non sans aigreur; Antonine avait toujours répondu avec douceur et politesse, mais une fermeté inébranlable se cachait sous sa déférence apparente, et madame Karzof, qui le sentait, revenait de ses escarmouches plus décidée que jamais à rendre sa fille heureuse malgré elle, à l'amuser malgré elle, à l'habiller au rebours de ses désir? le tout pour son bien.

      M. Karzof était un brave homme, c'est tout ce qu'on peut en dire, attendu que jamais oreille humaine n'avait ouï porter d'autre jugement sur son compte. Il remplissait mécaniquement ses devoirs à son ministère, visitait ses supérieurs, touchait ses appointements, n'était jamais malade, mangeait, sortait, dormait à ses heures régulières, qu'il n'aimait pas à voir déranger, et s'en remettait pour toute chose au jugement supérieur de sa femme, en quoi il donnait la plus grande preuve de sagesse qui fut en son pouvoir.

      --Eh bien, Féodor Ivanitch, dit madame Karzof en ôtant son chapeau, une fois qu'elle se fut installée sur le canapé;--elle aimait le confort en toutes choses--qu'allez-vous faire à présent? Entrer au service dans un ministère quelconque, n'est-ce pas?

      --Non, chère madame, je ne pense pas.

      --Que voulez-vous donc faire? dit M. Karzof d'un air ébahi. La pensée qu'un homme pouvait ne pas entrer dans un ministère le bouleversait.

      --Je voudrais me préparer! encore pendant un an ou deux à embrasser une carrière encore peu fréquentée...

      --Quelle idée! fît le digne homme. Faites donc comme tout le monde!

      --Peut-on savoir quelle est cette carrière peu fréquentée? demanda madame Karzof en souriant.

      --Mon Dieu, à présent, je ne tiens pas à en faire un mystère. Vous savez que l'année prochaine on va ouvrir le Tribunal des référés?

      --Oui, oui, fit Karzof en haussant les épaules, on vous jugera votre affaire, tout de suite, sans enquête... quelle stupidité!

      --Le temps nous prouvera si, en effet, c'est une stupidité, monsieur, fit Dournof, considérablement plus parlementaire qu'il ne l'eût été en d'autres circonstances; en attendant, cette institution qui n'a d'équivalent ni en Angleterre, ni en France,--pour l'Allemagne, je ne sais pas...

      --Moi non plus, interrompit Karzof d'un air digne.

      --Cette institution, qui permettra aux gens pressés de terminer leurs différends sans attendre les vingt ou trente années que prend actuellement un procès,--va fonctionner avant un an.

      --Oui, fit Karzof en se tournant vers sa femme; tu sais, ils ont bâti dans la Litéinaïa un palais superbe, avec une sculpture sur la porte, le jugement de Salomon. Quelle pitié! Ça ne servira pas dix fois!

      --Eh bien, Féodor Ivanitch, reprit madame Karzof, quel rapport y a-t-il entre le jugement de Salomon et votre refus d'entrer au service?

      --C'est qu'il faudra des jurisconsultes libres pour examiner: rapidement les dossiers, conseiller les clients, et, plus tard, il va falloir des avocats pour plaider les causes devant les tribunaux criminels et autres.

      --Des avocats? de ceux qui tripotent les affaires du tiers et du quart, en grappillant des deux côtés? fit madame Karzof d'un air dégoûté.

      --Non, chère madame, ceux dont vous parlez étaient les anciens avocats; ceux dont je vous parle seront les nouveaux.

      --On les payera pour parler? demanda Karzof.

      --Précisément.

      --Et vous voulez en être un?

      --C'est vous qui l'avez dit. Les époux s'entre regardèrent avec une sorte de commisération railleuse pour l'infortuné qui devait avoir, suivant l'expression vulgaire, un coup de marteau.

      --On gagne de l'argent, là dedans? demanda M. Karzof d'un air de supériorité.

      --On