Gréville Henry

La Niania


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l'affaire entre les mains, mon bon ami, dit aussitôt sa femme: j'en parlerai avec Nina, et cela vaudra mieux. Une mère, vois-tu, sait mieux causer avec les jeunes filles, et le père avec les garçons; c'est dans l'ordre naturel, institué par Dieu et les lois.

      Sur cette belle phrase, M. Karzof murmura un majestueux: C'est très-bien, et s'en fut revêtir sa robe de chambre, après laquelle il soupirait depuis long temps.

      Madame Karzof emmena sa fille dans sa chambre, et là, pendant qu'elle aussi déposait son harnais de cérémonie, non sans force soupirs, elle interrogea Antonine, sur tous les points. Quand? Où? Comment avait commencé cet amour? Qu'avait dit Dournof? Avait il toujours été respectueux?

      --Il ne m'a jamais baisé la main, répondit froidement Antonine.

      --C'est que, vois-tu, mon enfant, la réserve virginale des jeunes demoiselles... La bonne dame parla sur la réserve virginale pendant une demi-heure, sans édifier beaucoup Antonine. Quand le sermon fut fini, madame Karzof ajouta:

      --Tout ça, ce sont des bêtises; une jeune fille n'a que faire d'épouser un homme sans fortune, un philanthrope,--ce mot pour la digne femme désignait une espèce de novateurs fort dangereuse; on épouse un homme posé, un général, avec une "étoile" et de la fortune, et l'on est heureux; au moins est-on sûre que les enfants ne mourront pas de faim.

      Madame Karzof parlait dans le désert. Sa sagesse bourgeoise était lettre morte pour Antonine; celle-ci aimait, ce qui aurait suffi pour la rendre à ces conseils; mais, de plus, elle avait entendu tant de fois répéter ces maximes qui faisaient partie d'une sorte de catéchisme à l'usage des mères de famille de la classe moyenne, qu'elle en était écoeurée d'avance. Rien d'auguste, d'élevé, ne sortait jamais de ces lèvres pourtant respectées. Antonine en souffrait, car elle eut voulu vénérer sa mère, elle ne pouvait que l'aimer.

      La jeune fille reçut donc silencieusement sa douche de bons avis et d'admonestations prudentes, puis elle baisa la main qui la lui administrait et s'en fut dans sa chambre, pour être seule et se remettre de tant d'émotions; mais la solitude lui fit peu de bien; car, au bout de toutes les épreuves que l'avenir pouvait lui réserver, elle ne voyait briller aucun rayon d'espérance.

       Table des matières

      La soirée de madame Frakine était dans tout son éclat; dans le grand salon aux murs tapissés de papier blanc uni, une quinzaine de bougies éclairaient les quadrilles animés; une vingtaine de jeunes gens, une douzaine environ de jeunes filles, semblaient avoir oublié qu'il est des lendemains aux soirées de danse. D'ailleurs à cet âge, on ignore la courbature, ou, si elle se fait sentir, on en rit, et l'on recommence pour la faire passer. Un vieux domestique entra, portant un plateau couvert de verres et de tasse de thé.

      --Emporte ça, pas de thé! s'écria un des danseurs; ça empêche de danser, ça prend du temps, et puis on a trop chaud après.

      --.Mais vous aurez soif! fit dans la salle à manger la voix de madame Frakine attablée avec deux ou trois autres mamans devant un samovar gigantesque.

      --Nous boirons du kvass répond une jeune fille.

      --Et puis vous nous donnerez à souper, n'est-ce pas? cria de loin une autre voix masculine.

      --Oui, mes enfants, comme à l'ordinaire.

      --Il y aura du fromage?

      --Et des harengs?

      --Oui, et du veau froid! conclut triomphalement madame Frakine.

      A l'annonce de ce festin délicieux, les cabrioles recommencèrent de plus belle dans le salon voisin, et la bonne dame expliqua aux mamans étonnées de ce luxe inaccoutumé, que le matin, même, ayant reçu un quartier de veau de sa petite terre, elle l'avait fait rôtir immédiatement, afin de régaler sa belle jeunesse, comme elle disait.

      --Et précisément, acheva-t-elle en voyant entrer Dournof, voici l'enfant prodigue qui vient manger son veau traditionnel.

      --Ah! il y a du veau? dit Dournof avec cette bonne humeur qui ne l'abandonnait guère; qu'elle aubaine! Vous avez donc fait un héritage?

      --Mauvais sujet! fit madame Frakine, ne va-t-il pas me reprocher ma pauvreté! D'où sortez-vous comme ça sans crier gare?

      --J'arrive du gouvernement de T...

      --Quand?

      --Ce matin.

      --Ah! fit Madame Frakine en dirigeant ses yeux ver la porte. Antonine, qui tenait le piano au moment de l'entrée de Dournof, venait de céder sa place à une autre martyre du devoir social, et paraissait sur le seuil.

      --Repartirez-vous? demanda la vieille dame au jeune homme qui venait de s'asseoir dans un vieux canapé vermoulu, tout près d'elle.

      --Non.

      Antonine s'approchait, et, sans témoigner de timidité ni d'embarras, elle s'assit auprès de Dournof. Les dames causaient entre elles en prenant le thé, le jeune homme se pencha vers sa vieille amie.

      --Savez-vous qu'on me l'a refusée tantôt? dit-il à demi-voix.

      --Hein? fit madame Frakine ébahie.

      --On me l'a refusée parce que je n'ai pas voulu entrer dans un ministère.

      --Hein? fit une seconde fois la bonne âme, plus stupéfaite que jamais. Dournof ne put s'empêcher de rire.

      --C'est comme je vous le dis; mais cela n'empêche pas les sentiments, n'est-ce pas, Antonine?

      Sa position de prétendant évincé lui donnait une assurance nouvelle; il n'avait plus à craindre de se trahir, et éprouvait une certaine joie à s'avouer amoureux de la jeune fille.

      --Eh bien! qu'allez-vous faire, mes pauvres enfants? dit madame Frakine en les regardant avec une bonté compatissante.

      --Nous attendrons! fit gaiement Dournof. Personne ne les observait; il prit tranquillement la main d'Antonine et la garda dans la sienne sous le regard bienveillant et attristé de la vieille dame. Nous nous aimons assez pour attendre.

      --Longtemps?

      --Dieu le sait! répondit Dournof en rejetant ses cheveux bouclés en arrière. Allons valser, ajouta-t-il en se levant.

      Il avait quitté la main d'Antonine; mais, sur le seuil de la porte, il lui passa un bras autour de la taille et fondit la foule des cavaliers restés sans dames, qui regardaient danser les autres.

      --Tu danses déjà? lui jeta un camarade peu charitable, faisant allusion à son deuil encore récent.

      --Vita nuova, mon cher, lui jeta Dournof par dessus l'épaule; j'étais chenille, je me fais papillon, et d'ailleurs on prend son bonheur où on le trouve.

      Sur cette réponse passablement énigmatique, il se mit à valser comme si la vie n'avait eu pour lui d'autre but que de tourner en mesure autour d'un salon.

      Quand l'heure fut venue de rentrer, Jean Karzof, qui était arrivé fort tard, après l'opéra italien qu'il aimait passionnément, sortit avec sa soeur et un groupe de jeunes gens, qui tous demeuraient à peu de distance les uns des autres. Dournof les accompagnait, et bientôt, profitant de l'extase où la musique avait plongé son ami, qu'un camarade avait entraîné dans une discussion acharnée, il se rapprocha d'Antonine. La nuit était belle, la maison des Karzof tout proche; on allait à pied; les fiancés causèrent quelques moments ensemble.

      --Il faut bien que je m'accoutume à ma nouvelle situation, dit Dournof; je suis à peu près comme un colonel sans régiment, un curé sans cure; je suis un fiancé sans fiancée...

      Antonine tourna vivement la tête de son côté. Sous le capuchon qui recouvrait sa tête, il lut un reproche dans l'éclair de ses yeux.