répondit franchement:
--Vous pouvez le dite, puisque c'est vrai.
Dournof la regarda, et se sentit fier d'elle.
--Je vois, continua la jeune fille, que le meilleur est de nous fier à l'amitié et à l'honneur de ceux qui nous entourent; si nous semblons nous méfier d'eux, quelque parole maligne reviendra à mes parents. Si nous ne cachons rien,--je suis certaine que tous feront de leur mieux pour nous protéger.
--Vous avez raison, s'écria Dournof, frappé de la logique juvénile de ce raisonnement audacieux. Commençons tout de suite. Amis! dit-il d'une voix forte.
Les cinq jeunes gens qui marchaient à côté de Jean s'arrêtèrent autour de lui.
--Toi, le premier, dit Dournof, tu sais que j'aime ta soeur et qu'on me la refuse; tu es chagriné de ce refus, et jusqu'ici nous avions vécu en frères...
--Et cela continuera jusqu'à la fin de nos deux vies, interrompit Jean.
--Ta soeur ne veut pas se soumettre à l'arrêt de ses parents..
--Elle a raison, fit Jean en prenant le bras de sa soeur sous le sien.
--Eh bien, à vous tous, mes amis, qui seriez heureux de trouver du secours dans une position semblable, je déclare qu'Antonine et moi nous continuons à nous considérer comme fiancés, en attendant le jour où un changement dans ma fortune me permettra de la réclamer.
Nous vous communiquons cette nouvelle, parce qu'il nous semble plus digne de l'amitié et de l'honneur d'agir franchement avec vous. Allez-vous nous protéger contre la calomnie, et nous prévenir des dangers qui pourraient nous menacer à notre insu?
--Nous jurons, dit une voix toute jeune et vibrante d'émotion contenue, de défendre la jeunesse et l'amour contre l'opiniâtreté intéressée de la vieillesse.
--Nous le jurons! répétèrent les autres.
Ils étaient alors sur un des innombrables ponts qui coupent les canaux de Pétersbourg; la ville dormait; à peine, de loin en loin, entendait-on le roulement d'une voiture attardée; leurs voix retendirent fraîches et jeunes.
--Hourra! crièrent ils gaiement, en se remettant en marche.
--Vous allez vous faire coffrer pour tapage nocturne, dit Jean, mais je vous remercie tout de même.
--Je vous remercie, dit Antonine de sa voix douce, en tentant la main à chacun de ses défenseurs.
A partir de ce moment, si quelqu'un d'entre eux avait été charmé par sa beauté ou sa grâce, il étouffa ce sentiment pour jamais: Antonine était sacrée pour eux puisqu'elle appartenait à Dournof. Désormais, elle eut autour d'elle une sorte de bataillon sacré pour la défendre, et elle fut, en effet, défendue contre les propos malveillants par la présence de ces cinq hommes qui lui furent également dévoués et dont elle ne distinguait particulièrement aucun.
Pendant que la jeunesse complotait contre eux, M. et madame Karzof, la tête sur l'oreiller, attendaient le retour de leurs enfants, en projetant aussi des desseins machiavéliques, à la clarté adoucie de la lampe qui brûlait devant les images saintes.
--Vois-tu mon bon ami, disait madame Karzof en regardant d'un air rêveur sa robe de chambre pendue à un clou au fond de la chambre;--c'était d'ordinaire sur cet objet que se portaient ses regards quand elle réfléchissait;--vois-tu, j'ai bien observé Antonine pendant que Dournof parlait; elle n'est pas amoureuse de lui. Ce n'est pas ainsi qu'une fille amoureuse reçoit la notification d'un refus.
--Mais, fit observer M. Karzof, avec plus de raison qu'on ne l'aurait pu supposer, peut-être bien sa manière à elle d'être amoureuse n'est elle pas pareille à celle des autre?
--Laisse donc! Toutes les jeunes filles sont semblables! Te rappelles-tu la petite Véra lorsqu'on ne voulait pas la marier au fils du prêtre de l'église de Kazan? A-t-elle assez pleuré, crié, refusé de manger et tout ce qui s'ensuit! C'était un tel vacarme chez eux que sa mère venait faire son somme ici pendant la journée; chez elle, son démon de fille ne la laissait pas dormir... Eh bien, ça ne l'a pas empêcher d'épouser un chef de bureau aux Apanages six mois après;--Voilà ce que j'appelle une demoiselle amoureuse! Mais Antonine... oh! non!
--Tant mieux! proféra Karzof, cela fait honneur à son bon sens, et à l'éducation que vous lui avez donnée.
--Eh bien, vois-tu, monsieur Karzof, de peur que notre fille ne s'amourache de quelque godelureau, je crois qu'il faudrait la marier sans retard. Elle a dix-neuf ans, il n'est que temps.
--Je veux bien, dit M. Karzof. Mais à qui?
--Ah! voilà! fit la mère en réfléchissant plus profondément que jamais, et en magnétisant de son regard la robe de chambre indifférente. C'est à toi de chercher; dans tes bureaux, tu dois avoir quelqu'un... il ne manque pas de célibataires dans les ministères...
--Oui, répliqua Karzof, mais ils n'ont pas de fortune.
--Les jeunes! mais les vieux?
--Est-ce que tu marierais Antonine à un vieux? fit M. Karzof d'un air éminemment dubitatif.
Combien as-tu de plus que moi? rétorqua victorieusement son épouse, en se tournant vers lui.
--Dix-huit ans, je crois... répondit le brave homme.
--Eh bien! est-ce que je t'ai rendu malheureux?
--Non, certes, oh! non! s'écria Karzof;--mais ce n'est pas la même chose, ajouta-t-il aussitôt avec justesse.
--Nous étions, il est vrai, des époux assortis, répondit madame Karzof. Mon Dieu, si je pouvais trouver pour Antonine un homme dans ton genre, que je serais heureuse!
Là dessus, les époux se mirent à chercher en commun parmi les messieurs de leur connaissance ceux qui pouvaient prétendre à la main d'Antonine. Si les oreilles ne tintèrent pas cette nuit à trente célibataires aussi peu occupés d'Antonine que l'enfant qui vient de naître, c'est que probablement ils dormaient sur ces mêmes oreilles.
Le résultat de cet examen fut que, la semaine suivante, on donnerait un bal, où les célibataires, triés soigneusement sur le volet, seraient offerts à l'admiration de leur fille.
Au moment où les époux, fiers de cette résolution, se préparaient à s'endormir pour tout de bon, ils entendirent un léger bruit de pas qui leur annonçait la rentrée de leurs enfants. Un petit rire échappé à Antonine qui disait bonsoir à son frère acheva de confirmer madame Karzof dans sa sécurité.
--Tu vois bien qu'elle ne pense pas à Dournof, conclut-elle, puisque tu l'entends rire. Et la bonne dame s'endormit sur un lit de roses.
Sa fille était rentrée dans sa chambre, cependant, et au lieu de se déshabiller, assise sur un petit canapé, la tête inclinée sur la poitrine, elle réfléchissait tristement.
--Eh bien, ma beauté, lui dit la Niania, qui l'attendait, si tard qu'elle dût rentrer, et qui ne se couchait jamais sans avoir fait sur elle le signe de la croix, pour écarter les mauvais rêves,--tu ne te déshabilles pas? Est ce que tu n'as pas sommeil?
Antonine tressaillit.
--Pardon, Niania, dit-elle, je te fais attendre,--tu dois être fatiguée.
Elle se leva aussitôt et se livra aux soins de sa fidèle servante. Celle-ci peigna avec soin les beaux cheveux, si longs et si lourds qu'ils inclinaient légèrement sous leur fardeau la tête de la jeune fille; elle était fière de ses cheveux bruns, si doux et si souples; elle les tressait patiemment tous les jours deux fois, pour éviter qu'ils ne perdissent leur lustre, et ne permettaient à aucune main étrangère de toucher aux nattes de "son enfant". Lorsque madame Karzof, mue du beau zèle dont nous avons parlé, se mit en tête de faire venir un coiffeur, elle eut à livrer une vraie bataille à la Niania, et si elle obtint les honneurs du combat, c'est uniquement parce qu'elle la renvoya à la cuisine en lui fermant la porte sur le nez.