Gréville Henry

La Niania


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le bonhomme en riant et en se tournant vers sa femme, qui se mit à rire avec lui.

      Tout ceci était bien peu encourageant. Antonine, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis l'arrivée de ses parents, leva les yeux sur Dournof pour voir comment il le prenait: il lui répondit par un sourire de bonne humeur et un clair regard plein de courage et de tendresse.

      --Qui vivra verra! dit il aux époux Karzof. En attendant, seriez-vous incapables de donner votre fille en mariage à un homme décidé à se faire une fortune brillante et rapide, mais qui pour le moment posséderait peu de chose, outre sa bonne volonté?

      --Seigneur Dieu! s'écria madame Karzof, que contez vous là! Donner Nina à un homme sans fortune, c'est cela qui serait de la folie?

      Antonine se tourna vers sa mère.

      --Même si votre fille l'aimait? dit-elle doucement.

      --J'espère bien que, grâce au ciel, je t'ai assez bien élevée pour que tu n'aies pas de semblables fantaisies, répliqua la mère avec une aigreur qui ne promettait rien de bon; et elle jeta à Dournof un regard mécontent.

      Celui-ci vit qu'il fallait parler. Il se leva.

      --Monsieur et madame, dit-il, j'aime votre fille depuis deux ans; j'ai lieu de croire que je ne lui suis pas indifférent, et je vous certifie qu'avec moi elle ne serait pas malheureuse. Voulez-vous bien me la donner pour femme, avec votre bénédiction?

      --Après ce que vous venez dire! s'écria madame Karzof; mais, mon ami, ce serait tout bonnement de la démence.

      --De la folie! rectifia M. Karzof.

      --J'avoue, reprit Dournof, que j'ai eu tort de plaisanter tout à l'heure, mais je suis certain d'un avenir brillant, et j'aurais plus de courage si Antonine m'aidait à l'atteindre en marchant auprès de moi dans la vie.

      --Entrez dans un ministère, et nous verrons, dit la mère.

      --Dans un ministère, jeune homme, ajouta le père, c'est là seulement qu'on parvient aux honneurs et à la fortune.

      Il toucha de la main la croix de Sainte-Anne qu'il portait au cou à un large ruban, pour indiquer les honneurs, et promena un regard satisfait autour de son salon, pour faire allusion à la fortune. Dournof réprima un sourire de dédain.

      --Si Antonine veut que j'entre dans un ministère, dit-il, je suis prêt à lui obéir. Dites, le voulez-vous?

      Il s'adressait à elle avec tant d'amertume, que, sur le point de dire oui, elle eut peur de lui déplaire. Elle savait bien qu'il l'avait aimée pour sa patience, sa persévérance, son énergie morale, et qu'en se laissant aller à une faiblesse, elle déchoirait à ses yeux. Le coeur navré, elle se fit un visage tranquille, leva sur lui des yeux résolus et dit:

      --Non.

      --Tu as perdu l'esprit! s'écrièrent alors les deux Karzof, et ils commencèrent une scène qui dura deux heures et demie.--Entrez dans un ministère! Tel était leur premier et dernier argument.

      --Mais, objectait Dournof, si je me consacre au service de l'Etat, je ne pourrai pas m'occuper des questions de droit où mon avenir est engagé! Ce n'est pas pour gratter du papier dans un bureau que j'ai passé ma licence et travaillé huit ans!

      --Vous pourrez mener les deux choses de front, proféra M. Karzof comme dernière concession; je connais--dans mon bureau même, je puis le dire,--un jeune homme très-intelligent; il fait des vaudevilles pour le théâtre russe, c'est-à-dire, il arrange des vaudevilles français pour la scène russe, et il réussit très bien. Outre cela, il a été décoré, et l'année dernière il a obtenu une gratification.

      --Pour le service de l'Etat ou celui de vaudeville? demanda Dournof, dont le côté gamin reparaissait de temps en temps dans les circonstances les plus graves.

      --Je... je... je ne sais pas, ce n'est pas notre affaire, répondit Karzof, un moment décontenance.

      --Vous servez au ministère de la justice, fit Dournof. Eh bien, croyez-vous que votre jeune homme décoré s'occupe consciencieusement des affaires du ministère lorsqu'il a une pièce en répétition? Ne quitte-t-il pas le bureau avant l'heure, n'y vient-il pas en retard? Souffririez-vous cela d'un homme qui ne fait pas de vaudevilles?... Non, monsieur Karzof, celui qui veut servir l'Etat, et conséquemment son pays, doit s'adonner de toutes ses forces à un seul but, celui qu'il a choisi. J'ai choisi une autre voie que le ministère: je vais être aussi plus utile à mon pays que si je restais à faire l'oeuvre d'un scribe pendant de longues années... Je ne veux pas voler l'Etat en me faisant payer pour un service mal fait... et je ne veux pas briser ma carrière en consacrant loyalement mes forces à un service pour lequel je n'ai ni goût ni aptitudes.

      Il avait parlé avec tant de chaleur, tant de flamme dans les yeux, que les Karzof restèrent interdits.

      --C'est très bien, très-bien! dit M. Karzof; vous pensez noblement, jeune homme.

      --Alors vous m'accordez Antonine? s'écria Dournof avec élan.

      --Jamais de la vie, tant que vous ne penserez pas autrement, riposta madame Karzof. Vos pensées sont extrêmement nobles, comme votre manière d'agir, mais on n'est heureux qu'avec de la fortune. Ma mère m'a marié à M. Karzof que je n'aimais pas,--elle jeta un regard affectueux au vieillard étonné;--j'aurais préféré un petit blanc-bec qui m'avait tourné la tête; eh bien! je me suis toujours félicitée d'avoir eu une mère si sage et si prudente, car avec mon mari je n'ai jamais manqué de rien, Dieu merci, tandis qu'avec l'autre... je serais morte de faim.

      --Vous me détendez alors d'espérer pour le présent?... demanda Dournof lassé de tourner dans le même cercle depuis si longtemps.

      --Entrez au ministère! Dès que vous aurez une place seulement de 1,500 roubles, nous vous donnerons Antonine, et cela parce que vous êtes un bon garçon, que nous vous connaissons depuis longtemps et que vous êtes l'ami de notre Jean; car nous n'avions jamais pensé à un gendre de si peu de fortuné. Antonine pouvait prétendre à un colonel pour le moins, sinon un général civil!

      --Quand j'aurai 1,500 roubles de revenu, me la donnerez vous? insista Dournof, prêt à se retirer.

      --Seulement si vous êtes dans un ministère, car, voyez vous, Féodor Ivanitch, les administrations particulières vivent et meurent, les consultations et tout votre micmac ont des hauts et des bas; il n'y a que le service de l'Etat qui est éternel!

      --Comme la bêtise humaine! pensa Dournof. Eh bien, soit, dit-il tout haut; vous savez que je suis un homme sérieux, vous ne me fermerez pas la porte, n'est-ce pas?

      --Pourquoi donc... commença Karzof. Sa femme l'interrompit. Depuis un moment elle étudiait sa fille et reconnaissait avec joie que son extérieur ne trahissait aucun des signes auxquels on reconnaît une jeune fille "amoureuse ", comme on dit là-bas. Ni larmes, ni pâmoison, ni exclamations de tendresse; les joues d'Antonine n'avaient même guère pâli; il est vrai que son teint mat et peu coloré variait peu même dans ses grandes émotions; mais madame Karzof, qui avait beaucoup gémi dans son temps, était incapable de deviner la tempête qui bouillonnait sous cette apparente indifférence.

      --Pourquoi pas? dit-elle; notre Jean dit que vous êtes pour lui un ami inestimable, l'ami de notre fils sera toujours le bienvenu chez nous. Quant à Nina, cette idée lui sortira de la tête, si elle y est entrée; c'est une fille d'esprit; elle sait que nous l'aimons, et elle n'a jamais été entêtée.

      Ici madame Karzof mentait sciemment, car elle appelait Antonine entêtée au moins une fois par jour, mais elle jugeait inutile de l'apprendre à un étranger,--et surtout à un homme qui pouvait, le cas échéant, devenir son gendre.

      Antonine allait répondre, un signe de Dournof lui fit garder le silence. Aussi longtemps qu'on leur permettrait de se voir la vie serait supportable. Le jeune homme salua donc les vieillards, en leur serrant la main comme de coutume; il tendit aussi la main à Antonine, et leur étreinte valait un serment, puis il sortit, en disant: Au revoir.

      --Qu'est-ce