fumant, jouant aux cartes, à la marelle et, surtout, au jeu de tonneau, fort en faveur à l’époque où se déroule cette histoire, et tout cela au milieu d’une atmosphère de tabac, d’alcool, de vin et de crasse… dans un perpétuel concert de cris, de jurons… d’imprécations qui faisaient de ce bouge une sorte d’antichambre de l’enfer.
À travers le tumulte, un individu, tout en loques et le Visage ravagé par le Vice autant que par la misère, après avoir descendu lentement l’escalier de pierre qui donnait accès au caveau, s’était approché d’un autre bandit de sa tournure et de son espèce et qui, mélancolique et solitaire, avalait, d’un air renfrogné, les dernières gorgées d’un punch depuis longtemps refroidi dans son verre.
Après avoir jeté un regard méfiant autour de lui, le nouvel arrivant tirait son camarade par la manche et lui montrait un article du Moniteur de l’Empire, souligné grossièrement à l’encre rouge et ainsi conçu : La tête de l’Aristo, le fameux chef de la bande des Enfants du Soleil, est mise à prix à mille écus !
Et d’une voix rauque, il ajouta :
— Qué que tu dis de ça, mon vieux Tire-la-Ficelle ?
— C’est-y des fois que tu voudrais vendre not’chef ?… grommela le voleur morose.
— Dame ! mille écus…
— Gredin !…
Et, se levant d’un bond, Tire-la-Ficelle clama d’une voix de stentor :
— Hé ! les « fanandiers » (amis), c’est Croque-Mitou, c’est ce feignant qui veut « donner » l’Aristo !
— C’est pas vrai ! cherchait à nier celui-ci, en faisant disparaître le journal dans sa poche.
Mais, interrompant brusquement leurs jeux, les Enfants du Soleil entouraient déjà Croque-Mitou qui, pâle, défait, suant la peur, continuait à nier et à se battre…
Mais Tire-la-Ficelle vociférait :
— Montre-leur donc ton papier. Le Moniteur de l’Empire ! Mille écus pour la tête du chef !… Rien que cela !… Mais montre donc, crapule ! Ah ! tu ne veux pas ? Eh bien, attends un peu !
Tire-la-Ficelle saisit Croque-Mitou à la gorge.
Mais celui-ci, se baissant, empoigna son adversaire par la taille et tous deux roulèrent sur les dalles, s’étreignant avec frénésie au milieu des hurlements de démons que poussaient les spectateurs… lorsque tout à coup une voix métallique, claironnante, lança, dominant le tumulte : — Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie ?…
— L’Aristo ! firent plusieurs bandits sur un ton plein de respect et de crainte.
Instantanément, toutes les clameurs s’apaisèrent, en même temps que les regards se tournaient vers un jeune homme vêtu d’un costume de cavalier entièrement noir, mais dont la coupe parfaite faisait ressortir l’impeccable élégance.
Agé d’environ vingt-cinq ans, racé de la tête aux talons, les traits d’une régularité qui donnait à son profil une allure de médaille frappée à la romaine, la bouche dessinée en un sourire d’une incomparable ironie, il réalisait à merveille le type de l’aventurier de grande envergure qui, par appétit ou pour toute autre raison inconnue, se serait fait le général des malandrins de son temps.
Embrassant d’un coup d’œil d’aigle ses troupes qui, recueillies, muettes, graves, attendaient ses ordres, il lança avec la gravité d’un maître qui se sent sur tous une autorité absolue : — Pourquoi tout ce tapage ?… Vous savez bien que j’ai défendu, sous peine de mort, toute rixe entre les Enfants du Soleil !
— Oui, général, répliquait Tire-la-Ficelle. Et il lança d’une voix vibrante :
— Si je me suis battu avec Croque-Mitou, c’est parce que c’est un traître qui voulait vous livrer à la police !
— Est-ce vrai ? demanda l’Aristo, en toisant avec mépris le bandit effondré à ses pieds…
Croque-Mitou, fasciné, incapable de se défendre même par un grossier mensonge, eut un grognement de détresse qui était tout un aveu.
— Gredin ! fit l’Aristo, avec un calme effroyable.
Et, tirant un pistolet de sa ceinture, froidement, il l’arma et brûla la cervelle du bandit.
Puis, dans un tragique silence, et sans plus s’occuper de sa victime, il lança sur un ton plein d’entrain et de désinvolture : — Camarades, je vous apporte une bonne nouvelle !
Tous, sans doute, avez-vous entendu parler de Vidocq ?
À ce nom, un murmure d’admiration circula dans la foule, tandis que, de bouche en bouche, circulait ce nom qui semblait jouir parmi toute cette pègre d’une popularité surprenante : — Vidocq… Vidocq !
L’Aristo poursuivait du ton calme, distant, hautain d’un grand seigneur qui haranguerait ses manants : — Quelques-uns d’entre vous ont même dû connaître ce Vidocq à Toulon ou à Brest…
— Oui, général ! affirmaient plusieurs voix chaleureuses.
— Je n’ai donc pas besoin de vous vanter l’énergie, la force, le courage, l’habileté de cet homme qui a réussi à s’évader de toutes les geôles et de tous les bagnes où on l’avait envoyé !
« Or, je viens d’apprendre que Vidocq se cachait dans Paris et je sais où le trouver !
« Par suite de l’extension de nos opérations et de la lutte acharnée que nous sommes obligés de soutenir quotidiennement contre la police, j’ai besoin d’un autre moi-même, d’un second, d’un lieutenant, qui s’occupe tout particulièrement d’amuser, de jouer, de berner ces messieurs de la préfecture, tandis que nous travaillons, et qui nous permette de nous livrer à nos occupations sans avoir sans cesse la crainte d’être dérangés par les bellâtres, les intrus que sont ces vils argousins !
Et l’Aristo scanda d’une voix pleine d’autorité :
— J’ai décidé que Vidocq serait celui-là !
— Très bien ! Bravo ! Vive François Vidocq ! Vive l’Aristo ! notre général, clamaient avec enthousiasme les Enfants du Soleil.
— C’est entendu…, concluait le chef. De ce pas, je vais le trouver.
« En attendant, rappelez-vous que nous avons tous rendez-vous demain soir à dix heures à la sortie du village de Saint-Denis, au cabaret de La Truite qui file.
« Il s’agit de… déménager en douceur un château qui contient, paraît-il, des merveilles…
« Je vous donnerai sur place toutes les instructions nécessaires.
« En attendant, défense de vous griser et de vous battre, sous peine de mort !
« Riez, chantez, dansez… amusez-vous.
« Mais soyez d’attaque pour la bataille !
— Nous le serons !
— À demain ! camarades… à La Truite qui file !
— À demain, général.
Et l’Aristo se retirait, lorsque son pied heurta le cadavre de Croque-Mitou qui gisait dans une mare sanglante.
— Jetez-moi cela à l’égout, ordonna-t-il avec son plus gracieux sourire. Les rats se chargeront des funérailles.
« Quant à toi, Tire-la-Ficelle, tu auras une part de plus dans notre prochaine prise.
« Espérons que le butin sera royal !…
Au milieu d’une tempête d’acclamations, l’Aristo, drapé dans son manteau noir, et le chapeau légèrement sur l’oreille,